Des réformes en cascade discutables dans les écoles

Les enfants doivent choisir eux-mêmes leurs objectifs d’apprentissage

par Christine Staehelin*

(12 avril 2024) Au cours du débat actuel sur l’éducation – initié par l’«Association des directeurs d’école», suivi par l’«Association suisse des enseignants» (LCH) et divers «modernisateurs scolaires» –, il est également question de paysages d’apprentissage, d’enseignement individualisé et de coachs d’apprentissage. Pour Christine Staehelin, enseignante à Bâle, cela traduit une perplexité quant à la véritable mission de l’école.

Christine Staehelin.
Photo mad)

Toute personne ayant commencé à enseigner à l’école primaire il y a 40 ans savait ce qu’elle avait à enseigner à l’aide d’un plan d’études et de divers manuels. En sus, elle transmettait ce qui lui semblait important, significatif et intéressant. Elle était consciente que les enfants sont différents. Elle voulait, comme tous ceux qui l’ont précédée, tout faire mieux que la génération précédente d’enseignants et, comme eux, elle a toujours échoué: car la tâche principale de l’enseignement, à savoir transmettre des connaissances et des compétences et amener ses élèves à un comportement approprié et décent au sein du collectif, ne peut finalement pas être réalisée de manière fonctionnelle et ciblée par de nouveaux instruments, concepts et formes d’organisation, mais reste une affaire fragile et interpersonnelle entre l’ancienne et la nouvelle génération.

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Dans sa conférence intitulée «Crise de l’éducation», Hannah Arendt précisait déjà en 1959: en tant qu’enseignant, on doit assumer une double responsabilité, à savoir agir «pour la vie et le devenir de l’enfant ainsi que pour la pérennité du monde.»

Cette tâche a toujours été accompagnée d’un malaise, celui de ne pas savoir exactement si ce qui est transmis comme acquis est ce qui restera important dans un avenir incertain et si, en anticipant la décision sur ce qui est considéré comme important, il reste suffisamment de place pour la nouveauté future que la génération suivante apportera.

Malgré ces doutes, il semblait exister une certaine confiance dans l’institution de l’école pour qu’elle puisse remplir sa mission sociale sous sa forme actuelle.

Cette situation a commencé à changer il y a une trentaine d’années. En se référant notoirement à l’évolution de la société, on a suggéré que l’école remplissait de moins en moins sa mission, fournissant ainsi la justification de l’introduction de toute une cascade de réformes qui se sont abattues sur le corps enseignant dans des proportions sans précédent.

Ces réformes comprenaient la réorganisation des écoles par l’introduction de l’autonomie partielle, la mise en place de directions d’école professionnalisées, la mise en œuvre de concepts d’enseignement dits innovants tels que l’apprentissage auto-organisé et l’apprentissage multi-âge. En outre, le nouveau plan d’études axé sur les compétences a été introduit, l’école intégrative élevée au rang de norme absolue, l’entrée à l’école avancée, l’enseignement précoce des langues étrangères et l’utilisation croissante de matériel et de logiciels numériques imposés.

Des paysages d'apprentissage: de facto, la jeune génération est ainsi
renvoyée à elle-même. (Photo mad)

Toutes ces réformes n’ont pas tenu compte du fait que l’activité pédagogique est, dans son essence, une affaire personnelle entre l’ancienne et la nouvelle génération, c’est-à-dire que les aînés transmettent le savoir aux plus jeunes et qu’ils leur montrent le monde tel qu’il est. L’appréciation et la compréhension de l’existant constituent donc la base de tout ce qui peut être gagné ou développé en termes de nouveautés.

Au début, de nombreux enseignants ont été assez déconcertés par le caractère et le contenu des réformes. Dans les années 1990, ils ne pouvaient pas imaginer que les idées d’économie d’entreprise du professeur d’économie de la HSG de Saint-Gall, Ernst Buschor, aient un sens et une importance à l’avantage de la pratique pédagogique. Bien au contraire. Mais il n’y a jamais eu de débat public à ce sujet.

Dès le début, on n’a pas non plus répondu de manière argumentée aux doutes et aux objections du corps enseignant, mais on a demandé quelles étaient les informations nécessaires pour pouvoir donner son accord; on a réfléchi à la manière dont les récalcitrants pourraient être «activement impliqués» ou des réserves de temps ont été prévues pour ceux qui auraient besoin de plus de temps avant de donner leur accord. Et ceux qui, malgré toutes les possibilités offertes, restaient figés sur des critiques objectives, n’étaient, soi-disant, pas assez ouverts à la nouveauté et aux améliorations, donc ringards et inflexibles – des qualificatifs apparemment si difficiles à supporter que même les derniers contre-arguments ont disparu. Il ne reste que la contradiction silencieuse, qui se manifeste actuellement par un manque massif d’enseignants, notamment au niveau primaire.

L’argument central des partisans de la réforme était l’idée de créer une école qui prépare les élèves à un avenir de plus en plus complexe. L’avenir, et donc l’incertitude, était considéré comme une certitude, contrairement à «l’école d’hier». Mais cela n’est pas convaincant. Car ce qui est une réalité certaine, c’est que l’ancienne génération n’assume plus la responsabilité du monde. C’est comme si elle-même ne savait plus où elle en est et où aller.

Pour tout pédagogue expérimenté, cette idée selon laquelle les enfants sont en mesure de prendre des décisions essentielles pour leur propre apprentissage et leurs propres actions de manière totalement autonome semble extrêmement déconcertante et contraire à la réalité.

C’est précisément ce transfert de responsabilité à la jeune génération par le refus d’une transmission approfondie de ce qui existe déjà qui se reflète dans l’enseignement actuel: les enfants doivent choisir eux-mêmes leurs objectifs d’apprentissage, organiser leur apprentissage de manière autonome, se motiver eux-mêmes et assumer la responsabilité de leur comportement social.

Cela implique que les enseignants ont été redéfinis en tant qu’accompagnateurs et observateurs. Ils ne sont plus ces modèles qui représentent et défendent le monde existant avec toutes ses beautés, ses insuffisances, ses problèmes, ses exigences et son imprévisibilité. Les enseignants doivent désormais se considérer comme des arrangeurs, des modérateurs, des gestionnaires de salle de classe ou simplement des accompagnateurs de développement d’une jeune génération dont ils supposent qu’elle connaît déjà tout sur ce qui existe.

Pour tout pédagogue expérimenté, cette idée que les enfants sont en mesure de prendre des décisions essentielles pour leur propre apprentissage et leurs propres actes de manière autonome semble extrêmement déconcertante et contraire à la réalité. De facto, la jeune génération est ainsi renvoyée à elle-même et laissée seule face aux défis toujours plus nombreux de la vie – elle doit s’occuper d’elle-même et se prendre en charge. Pour ceux qui n’y parviennent pas de leur propre initiative, selon les souhaits des adultes qui attendent d’eux qu’ils résolvent les problèmes de demain, de nombreuses offres de soutien et de thérapies sont disponibles, des compensations de handicaps et des objectifs d’apprentissage individuels sont proposés, des settings spéciaux et des assistances qualifiées.

Il n’est pas nécessaire d’être devin pour prédire que la pénurie d’enseignants va continuer à se développer. Les politiciens réfléchissent actuellement à d’innombrables mesures qui permettraient de rendre la profession à nouveau attractive. Mais elles passent toutes à côté du problème de fond, car toutes ces mesures ont perdu de vue la raison d’être de l’école, à savoir l’introduction des jeunes générations dans le monde existant, à partir duquel ils créeront bien entendu du nouveau en tant que nouvelle génération.

Si l’on regarde le plan d’études, qui se concentre sur les compétences plutôt que sur les contenus, on a l’étrange impression qu’il est gênant d’insister sur l’importance de l’acquisition des connaissances et de la compréhension de ce qui existe déjà. L’accent mis actuellement sur l’auto-apprentissage efface le fait que l’enseignement, en tant qu’activité pédagogique, est toujours caractérisé par une relation asymétrique.

La génération plus âgée doit prendre ses responsabilités. (Photo mad)

En fait, il s’agit d’un point de vue banal et historiquement très ancien. Au lieu de cela, la génération montante devrait être miraculeusement en mesure de devenir, pour ainsi dire, d’elle-même, les solutionneurs de problèmes innovants de demain. Cette idée est également alimentée par le matériel pédagogique actuel.

Les innombrables réformes ont mis l’école dans une situation inconfortable. L’image pédagogique que les enseignants ont d’eux-mêmes semble avoir été ébranlée. Le prestige de l’institution diminue, en particulier la dite «école intégrative» est de plus en plus remise en question et perd de sa crédibilité. Parallèlement, on demande de plus en plus à l’école d’anticiper et de résoudre les problèmes sociétaux. En revanche, les enquêtes internationales sur les performances scolaires indiquent que de moins en moins de jeunes sont capables de comprendre des textes simples. Et de plus en plus d’enfants ont besoin d’offres de soutien.

L’institution est peut-être plus robuste qu’il n’y paraît. Mais l’orientation vers l’avenir prescrite par cette institution traditionnelle ne lui convient certainement pas. Et à la jeune génération non plus; elle est finalement laissée pour compte lorsque les acquis perdent de leur importance et que tout est incertain. Sur quoi doit-elle se baser si la génération précédente ne représente plus le monde et s’il y a de moins en moins d’enseignants pouvant et voulant encore assumer cette tâche?

Il incombe aux responsables de l’éducation dans notre pays de prendre conscience et de débattre publiquement des conséquences à long terme pour la société d’avoir une génération plus âgée qui n’assume plus sa responsabilité d’initier les jeunes au monde existant, tout en attendant de ceux-ci qu’ils résolvent les problèmes de demain.

Il s’agit de bien plus que de la réinterprétation de la profession d’enseignant, de nouvelles formes d’apprentissage et d’enseignement, de numérisation de l’école, de la mission intégrative de l’école telle qu’elle est formulée actuellement et de la pénurie d’enseignants. Il s’agit en fin de compte, face à un avenir incertain qui caractérise aujourd’hui le présent dans une large mesure, d’offrir sa confiance dans ce qui existe déjà, et donc aussi dans l’institution conservatrice qu’est l’école obligatoire.

Car comme l’a dit Helmut Kohl: «Quiconque ne connaît pas le passé ne peut comprendre le présent et ne peut façonner l’avenir.»

* Christine Staehelin, née en 1963, est enseignante primaire avec un master en sciences de l’éducation et auteure. Elle est membre du Conseil de l’éducation du canton de Bâle-Ville depuis 2021 et responsable du groupe spécialisé dans l’éducation des Vert’libéraux de Bâle-Ville.

Source: https://condorcet.ch/2024/03/die-krise-schulischer-bildung-im-gefolge-fragwuerdiger-reformkaskaden/, 11 mars 2024

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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