A qui appartient la Syrie?
par Karin Leukefeld,* Allemagne/Liban
(20 juin 2025) En Syrie, les drapeaux flottent à nouveau. Des coups de feu de joie retentissent dans les villes – des gens dansent et rient devant les caméras des médias internationaux, agitant des drapeaux et applaudissant.1 Les Syriens ont attendu plus de dix ans que les sanctions contre leur pays soient levées, et ce moment est enfin arrivé.

(Photo mad)
La politique étrangère à la Trump
Lors d'une visite en Arabie saoudite, le président américain Donald Trump a promis2 que la «loi César», qui, associée aux sanctions économiques unilatérales de l'Union européenne, a étranglé la Syrie et son économie, serait abrogée. Le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane et le président turc Recep Tayyip Erdogan lui en auraient fait la demande, a déclaré Trump dans la capitale saoudienne Riyad le 13 mai. La Syrie mérite une chance, les sanctions américaines – en vigueur depuis 49 ans au-delà de la «loi César» – seront levées.
Peu avant son départ de Riyad (pour l'émirat du Qatar), le président américain a rencontré, en présence du prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane et d'un interprète, Ahmed al-Sharaa, le «président» par intérim qui a pris le pouvoir après la chute de Bachar al-Assad début décembre 2024. Lors d'une rencontre avec des entrepreneurs au Qatar le lendemain, Trump s'est montré impressionné par cet homme, comme l'a rapporté la chaîne d'information américaine CNN:

«J'ai rencontré le nouveau dirigeant de la Syrie. Il a un passé solide. Je pense qu'il sera formidable, nous verrons bien. C'est un homme fort et je pense qu'il est bon, attendons de voir ce qui se passe. Nous allons lui donner une chance en levant les sanctions.»3
En marge de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l'OTAN à Antalya, le secrétaire d'Etat américain Marco Rubio a rencontré le 15 mai le «ministre des Affaires étrangères» intérimaire syrien Asaad al Shaibani, et tous deux se sont présentés devant les caméras internationales aux côtés du ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan. Selon les médias, Rubio et Al Shaibani auraient discuté des modalités détaillées de la levée des sanctions américaines.4
Les deux hommes ont convenu que Damas et Washington devaient renforcer leurs relations et établir un partenariat stratégique.
Tout le monde semblait avoir oublié5 qu'Al Sharaa et Al Shaibani ont tous deux un passé djihadiste en Syrie au sein du Front al-Nosra, la branche d'Al-Qaïda en Syrie. Eux-mêmes et leurs organisations, y compris Hay’at Tahrir al-Sham – l'Alliance pour la libération du Levant –, figurent sur les listes internationales des organisations terroristes et sont soumis à des sanctions. Il en va de même pour d'autres membres du «gouvernement» intérimaire. Ni Al Sharaa ni aucun autre membre du «gouvernement» intérimaire n'ont été élus dans le cadre d'un processus électoral démocratique.

De grandes attentes
La livre syrienne (SYP) a fait un bond énorme, passant de 12 500 à 8000 SYP, soit une hausse de 27% par rapport au dollar américain. De longues files d'attente se sont formées devant la Banque centrale syrienne pour retirer de l'argent.
Les attentes sont grandes, même si la majorité de la population ne sait probablement pas que le processus de levée des sanctions prendra beaucoup de temps. Les «sanctions César» sont une loi américaine qui doit être abrogée. Avant d'en arriver là, une demande doit passer par une série de débats bureaucratiques et de décisions. Enfin, la décision doit être transmise aux banques et institutions financières internationales, qui doivent à leur tour lever les clauses interdisant les transactions et les investissements avec la Syrie.
«Les gens pensent que lorsque Donald Trump dit que les sanctions seront levées, nous vivrons le lendemain au pays de Cocagne. Ils pensent que les billets de banque poussent sur les arbres et que tout le monde va immédiatement retrouver du travail et pouvoir gagner de l'argent», soupire JB lors d'une conversation téléphonique avec l'auteure.
Son neveu, âgé de 21 ans, lui a demandé ce que signifiait la levée des sanctions américaines. «Je lui ai dit qu'autrefois, on nous avait tout pris sans notre consentement. A l'avenir, on nous enlèvera tout avec notre permission.» Il espère seulement qu'il restera au moins quelque chose pour eux, pour les gens simples: «Si Assad nous laissait 10% auparavant, je serais déjà satisfait si les nouveaux dirigeants nous laissaient 15%.»

le ravitaillement en mazout sans aucune mesure de sécurité. (Photo kl)
Etats arabes du Golfe
Dans les Etats arabes du Golfe, l'annonce du président américain de lever les sanctions a été accueillie avec satisfaction. Les participants au Forum sur l'investissement américano-saoudien à Riyad, où Trump a pris la parole, ont accueilli cette annonce avec des cris de joie, selon des observateurs.6
Le Premier ministre qatari, Cheikh Mohammed bin Abdulrahman bin Jassim Al-Thani, a déclaré à CNN7 que la levée des sanctions contre la Syrie était «un pas dans la bonne direction».
Le ministère des Affaires étrangères des Emirats arabes unis a déclaré8 qu'il soutenait l'Arabie saoudite et la Syrie et espérait que l'annonce de l'administration américaine contribuerait à la «reprise économique», favoriserait le développement et «apporterait la stabilité» à la Syrie. Les Emirats arabes unis ont réaffirmé leur détermination à soutenir «la sécurité et la croissance en Syrie».
Depuis des années, mais au plus tard depuis le terrible tremblement de terre de février 2023, les Etats arabes du Golfe s'efforcent d'obtenir la levée des sanctions contre la Syrie, car ils peuvent gagner beaucoup d'argent en investissant dans la reconstruction des zones résidentielles et industrielles et dans l'exploitation des importantes matières premières syriennes.

Mais ni l'Union européenne ni les Etats-Unis n'étaient prêts à lever leurs sanctions unilatérales contre la Syrie tant que Bachar al-Assad était au pouvoir. Cela n'a pas changé après le tremblement de terre. Les assouplissements promis à l'époque n'ont pas eu d'impact perceptible sur la vie quotidienne de la population et sur le travail des organisations humanitaires. Aujourd'hui, Bachar al-Assad n'est plus là et l'Occident a conclu un pacte avec les fondateurs du Front al-Nosra, d'Al-Qaïda en Syrie et de Hay'at Tahrir al Sham, tous classés comme terroristes.9 La Turquie et les Etats arabes du Golfe coopèrent avec eux depuis le début de la guerre en Syrie.10
Selon la Banque mondiale (BM), l'économie syrienne a reculé de 85% entre 2011 et 2023 en raison de la guerre et des sanctions. Le coût de la reconstruction est estimé à 400 milliards de dollars américains. Selon les Nations Unies, plus de 90% de la population vit dans la pauvreté. Avant la guerre, en 2010, la Syrie était classée par la Banque mondiale comme la cinquième économie des pays arabes.
Israël mis à l'écart
Ce qui devrait être un gain important pour les Etats arabes du Golfe en Syrie est un camouflet pour Israël, selon l'analyse du Liban voisin.11
Trump aurait opéré un revirement à 180 degrés de la politique au Moyen-Orient et agirait directement contre les exigences d'Israël, qui souhaite le maintien des sanctions contre la Syrie. Il existerait un conflit très personnel entre Trump et Netanyahou, analyse le correspondant de guerre de longue date Mohammad Ballout dans un entretien avec l'auteure.
Netanyahou aurait des contacts directs avec les cercles politiques de l'«Etat profond» aux Etats-Unis, avec lesquels Israël aurait souvent agi en contournant l'administration officielle américaine. Les relations entre Barack Obama et Benjamin Netanyahou auraient été si mauvaises que Netanyahou n'aurait pas obtenu de rendez-vous à la Maison Blanche pendant longtemps. Alors qu'Obama voulait conclure un accord avec l'Iran sur son programme nucléaire, Netanyahou prônait la guerre contre l'Iran. Finalement, Netanyahou a réussi (en 2015) à se rendre à Washington sans passer par la Maison Blanche, à l'invitation du Congrès. Son discours a été accueilli par une ovation debout.12

Donald Trump a récemment découvert que Mike Waltz, qu'il avait nommé conseiller à la sécurité nationale, avait conclu des accords secrets avec Benjamin Netanyahou en vue d'une guerre contre l'Iran.13 Trump a démis Waltz de ses fonctions et l'a envoyé comme ambassadeur des Etats-Unis au Conseil de sécurité de l'ONU. Depuis, le silence règne entre Netanyahou et Trump.
En Syrie, Trump veut réduire les troupes américaines, tandis que Netanyahou utilise les immenses livraisons d'armes des Etats-Unis (et de l'Allemagne) pour ouvrir sans cesse de nouveaux fronts dans la région. Immédiatement après le bouleversement en Syrie début décembre 2023, Israël a bombardé des centaines de fois des installations et des positions militaires en Syrie et détruit toute la structure de défense syrienne.
Les troupes israéliennes ont traversé la zone tampon contrôlée par une mission de l'ONU sur le plateau du Golan syrien et ont pris position le long de la frontière, du mont Hermon au nord jusqu'à la rivière Yarmouk au sud. Israël a établi des bases militaires, occupé des localités et proposé sa protection militaire aux Kurdes dans le nord-est et aux Druzes dans le sud de la Syrie. Netanyahou a exigé la démilitarisation de tout le sud du pays.
Ce faisant, Israël se place en concurrence directe avec la Turquie, qui souhaite également étendre son influence en Syrie. La ville d'Alep est en grande partie sous le contrôle de la Turquie. La tentative d'établir des bases militaires dans le centre du pays, dans la province de Homs, a été empêchée par des frappes aériennes israéliennes. Les Etats-Unis ont organisé deux cycles de négociations entre la Turquie et Israël, deux partenaires proches des Etats-Unis, dans la capitale azerbaïdjanaise Bakou, au bord de la mer Caspienne. Aucun résultat n'a été obtenu.
Lors de son voyage dans les riches Etats arabes du Golfe, Trump n'a (pour l'instant) pas prévu de faire un détour par Israël. En levant les sanctions contre la Syrie, Trump fait un geste important envers les Etats arabes du Golfe et leurs objectifs géopolitiques. Grâce à d'énormes investissements financiers et à des accords d'achat (d'armes américaines), les Etats arabes du Golfe ont pour ainsi dire acheté leur influence en Syrie. En échange, Trump leur laisse le contrôle de la Syrie.

Al Sharaa en difficulté
Il reste à voir si le «président» par intérim Al Sharaa saura saisir cette chance. Dans un discours adressé au «magnifique peuple syrien», il a salué le courage de l'administration américaine.14 Cette «décision historique» soulagera les souffrances du peuple, aidera le pays à progresser et apportera la sécurité dans la région, a rapporté l'agence de presse syrienne SANA.
Al Sharaa a certes obtenu la levée des sanctions américaines avec l'aide des Etats arabes du Golfe et de la Turquie, mais sa position reste fragile sur le plan intérieur. Il n'a pu apaiser ni le conflit avec les Alaouites ni celui avec les Druzes, et les forces djihadistes et salafistes extrémistes de l'Alliance pour la libération de la Syrie (HTS) ont participé aux massacres d'Alaouites dans la région côtière ainsi qu'aux meurtres de Druzes à Sweida, Jaramana et Sehnaya. Des vidéos montrent des combattants des forces de sécurité générale (HTS) portant des insignes de l'EI sur leurs uniformes et traversant Sehnaya au cri de «Sunnites, sunnites, à bas les Alaouites».
Une reprise économique pourrait éventuellement faire changer d'avis les combattants, mais des progrès tangibles ne sont pas près d'être réalisés. La situation toujours précaire en matière d'approvisionnement ne favorise pas la réconciliation. Celle-ci n'est d'ailleurs pas activement recherchée. Il n'existe ni gouvernement opérationnel ni institutions gouvernementales efficaces. Le refus persistant du nouveau «régime» de coopérer avec toutes les composantes de la société exacerbe les tensions sociales.
* Karin Leukefeld a fait des études d'ethnologie ainsi que des sciences islamiques et politiques et a accompli une formation de libraire. Elle a travaillé dans le domaine de l'organisation et des relations publiques, notamment pour l'Association fédérale des initiatives citoyennes pour l'environnement (BBU), pour les Verts allemands (parti fédéral) et pour le Centre d'information sur le Salvador. Elle a également été collaboratrice personnelle d'un député du PDS au Bundestag (politique étrangère et aide humanitaire). Depuis 2000, elle travaille comme correspondante indépendante au Moyen-Orient pour différents médias allemands et suisses. Elle est également auteur de plusieurs livres sur son vécu dans les zones de guerre du Proche et du Moyen-Orient. |
Source: https://www.nachdenkseiten.de/?p=133023, 16 mai 2025
(Traduction «Point de vue Suisse»)
2 https://www.zdfheute.de/politik/ausland/trump-syrien-sanktionen-aufhebung-saudi-arabien-100.html
3 https://sana.sy/en/?p=355722
4 https://sana.sy/en/?p=355756
5 https://edition.cnn.com/2025/05/14/middleeast/syria-trump-meeting-analysis-intl
8 https://www.arabnews.com/node/2600696/middle-east
9 https://www.lrb.co.uk/the-paper/v36/n08/seymour-m.-hersh/the-red-line-and-the-rat-lin
10 https://www.atlanticcouncil.org/blogs/natosource/arms-airlift-to-syria-rebels-expands-with-cia-aid/
12 https://www.youtube.com/watch?v=L-Is0PL7jZg&feature=youtu.be