Démonstration de force d’une puissance occupante

Wolfgang Effenberger
(Photo mad)

Démonstration de force d’une puissance occupante

par Wolfgang Effenberger,* Allemagne

Les représentants de 40 pays se sont réunis mardi 26 avril 2022 sur la base aérienne américaine de Ramstein en Rhénanie-Palatinat, à l’invitation du secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin, pour discuter de la guerre en Ukraine. Parmi eux se trouvaient également des pays qui ne sont pas membres de l’OTAN. Le ministre américain de la Défense avait souligné au préalable que la réunion ne se tenait pas sous l’égide de l’Alliance.

Pourquoi la rencontre n’a-t-elle pas eu lieu à Washington ou à Bruxelles, mais sur la base américaine de Ramstein? Un aérodrome militaire de la «United States Air Force» qui se trouve, certes, sur le territoire allemand, mais qui bénéficie d’une immunité similaire à celle d’une ambassade et qui est donc exempté de la juridiction allemande.1

Rôle primordial de la base américaine de Ramstein

La base aérienne de Ramstein abrite également le quartier général des forces aériennes américaines en Europe, le commandement des Etats-Unis pour l’Afrique et le commandement allié des forces interarmées placé sous l’autorité de l’OTAN pour la conduite des forces aériennes. De plus, la base abrite le US-603d Air and Space Operations Center,2 qui gère les opérations de drones de combat avec des assassinats ciblés de groupes terroristes présumés en Afrique (Irak, Yémen, Pakistan et anciennement Afghanistan).3

Les livraisons d’armes américaines vraisemblablement illégales et les transferts de prisonniers qui passent par Ramstein sont également tabous pour les autorités allemandes qui n’engageront pas de poursuites pénales. La base américaine qui a toujours été une plaque tournante des actions militaires américaines est depuis quelques mois de plus en plus utilisée pour le transport de fret et de troupes vers Rzeszów-Jasionka situé au sud de la Pologne, près de la frontière ukrainienne.

Le 25 mars 2022, le président américain Joe Biden a rendu visite à la garnison américaine sur place et a souligné l’importance de son engagement bien au-delà de l’Ukraine. Si ces soldats américains étaient blessés, ils seraient transportés au «Landstuhl Regional Medical Center», le plus grand hôpital militaire américain en dehors des Etats-Unis, situé à 13 kilomètres de la base aérienne de Ramstein.

La base aérienne américaine de Ramstein en Allemagne bénéficie de l'immunité
diplomatique. Elle abrite entre autres le quartier général des «US Air Forces
Europe» et du «Allied Air Command» de l'OTAN. (Photo wikipedia)

La plus grande et la plus moderne clinique militaire américaine

Invisible du grand public, une clinique militaire américaine voit le jour à proximité de Ramstein. Elle est non seulement la plus grande, mais aussi la plus moderne avec neuf salles d’opération, plus de 4500 pièces au total (une grande partie des coûts est prise en charge par la République fédérale d’Allemagne).4 Les meilleurs chirurgiens et spécialistes en traumatologie de l’armée américaine y travailleront encore en 2022. Les Etats-Unis sont donc parfaitement équipés pour une guerre d’envergure en Europe.

Lors de son départ de Kiev le 25 avril 2022, Lloyd Austin a souligné que les Ukrainiens pourraient gagner «s’ils ont le bon équipement et suffisamment de soutien».5 «Nous voulons que la Russie soit affaiblie au point de ne plus être en mesure d’agir comme elle l’a fait en envahissant l’Ukraine»,6 a déclaré Austin comme but de guerre. Pousser la Russie encore en dessous du statut de puissance régionale signifie clairement: provoquer une guerre nucléaire.

Le message d’accueil pro-guerre d’Austin

Lors de l’ouverture de la réunion sur l’Ukraine à Ramstein, le ministre de la Défense Lloyd Austin a parlé d’une «rencontre historique».

Le conflit ukrainien est un défi pour tous les hommes libres du monde entier.

«Nous sommes tous ici parce que nous admirons le courage de l’Ukraine et parce que nous ne pouvons pas supporter la façon dont votre peuple doit souffrir et dont des civils sont tués.» Et en s’adressant aux représentants de l’Ukraine: «Votre pays a été envahi, vos hôpitaux ont été bombardés, vos citoyens ont été exécutés, vos enfants ont été traumatisés.»7 En conclusion, Austin a salué l’excellence de la défense et a prédit que le courage et les compétences des Ukrainiens entreraient dans l’histoire militaire.

Austin a promis à l’Ukraine «l’aide américaine», même après la fin de la guerre. «Nous vous soutenons.» Pourtant, un coup d’œil sur l’histoire américaine de la guerre devrait faire déchanter les Ukrainiens. Les Etats-Unis ont déboursé cinq milliards de dollars américains pour le coup d’Etat qu’ils ont orchestré en 2013-2014 – il y a donc des dividendes à verser.

Avec cet accueil pro-guerre chargé d’émotion, il ne faut guère s’attendre à ce que les «consultations» fassent place à des approches pacificatrices. Les souffrances devraient alors se poursuivre des deux côtés et l’Ukraine devra subir des destructions inimaginables.

Plus la guerre dure, plus la nécessaire réconciliation sera difficile par la suite.

Dans ce conflit, il semble qu’il ne s’agisse pas seulement d’une guerre par procuration: les Etats-Unis mettent en œuvre les objectifs formulés dans leur Stratégie à long terme TRADOC 525-3-1 2014: «Win in a Complex World 2020-2040». Les forces armées américaines doivent en premier lieu réduire la menace émanant de la Russie et de la Chine: cela ne peut se faire que par le biais d’une ou plusieurs guerres.

Interdiction du recours à la force prévue par le droit international vs. la «guerre préemptive»

Malheureusement, le contexte géopolitique du conflit est largement occulté et la faute est rejetée sur la seule Russie à qui l’on impute une politique de conquête unilatérale. Il ne faut surtout pas s’interroger sur les autres motifs de «l’opération militaire spéciale» de la Russie.

Il ne fait aucun doute qu’en envahissant l’Ukraine, les dirigeants russes n’ont pas respecté l’interdiction du recours à la force prévue par le droit international et que cette opération a réuni dans un même front la gauche et la droite, les libéraux et les conservateurs, les nationalistes et les mondialistes.

En mars 1999, au début de la guerre du Kosovo, les Etats-Unis ont ancré durablement le rôle de l’intervention de l’OTAN avec la nouvelle stratégie MC 400/2 de l’OTAN. Depuis lors, l’Alliance se réserve le droit d’intervenir militairement même sans mandat explicite du Conseil de sécurité des Nations Unies. C’est ainsi que la Serbie a été bombardée pendant 78 jours et 78 nuits accompagnée d’une propagande ennemie correspondante.

En 2001, les bombardements et l’invasion de l’Afghanistan ont suivi. La seule infraction: les talibans n’avaient pas livré assez rapidement Oussama Ben Laden.

Avant la guerre en Irak, le président américain George W. Bush avait inscrit la «Pre-emptive Strike» dans une directive de sécurité nationale afin de légitimer un nouveau type de guerre. Etant donné qu’une attaque armée contre les Etats-Unis ou un Etat riverain de l’Irak, auquel les Etats-Unis auraient alors pu venir en aide, n’était pas imminente, la «guerre préemptive» a été créée de toutes pièces.8

Elle doit permettre d’étouffer dans l’œuf les «éventuels» dangers, comme lors du meurtre des enfants de Bethléem après la naissance du Christ. La «frappe militaire préventive» fait également partie de ce concept (exemple de la frappe du 7 juin 1981 contre la recherche nucléaire irakienne). La destruction de l’Irak a eu lieu en 2003. De maigres indices d’armes de destruction massive (inexistantes) ont suffi comme prétexte.

En 2011, l’armée libyenne a été détruite, plongeant le pays dans un chaos permanent. Et un an plus tard, c’était au tour de la Syrie (après le 11–Septembre, sept pays arabes ont été placés le même mois par le Pentagone sur une liste de destruction). Aujourd’hui encore, des formations militaires émanant des Etats-Unis et de la Turquie, pays membres de l’OTAN, se trouvent sur le sol syrien en violation du droit international et contre la volonté déclarée du gouvernement reconnu internationalement.

Depuis le 18 avril 2022, la Turquie, membre de l’OTAN, mène une opération militaire aérienne et terrestre contraire au droit international au-delà de ses frontières dans le nord de l’Irak sans aucune protestation de la part de la «communauté aux valeurs occidentales». Ankara argumente que la Turquie a le droit de mener cette action militaire transfrontalière en vertu du principe des soi-disant inconvénients.9

Ce point de vue est accepté par Washington et c’est ainsi que cette guerre continue à mijoter depuis 1984. La Turquie est militairement supérieure, mais ne peut pas vaincre le Parti des travailleurs kurdes (PKK) dans le nord de l’Irak.

Pour la communauté autoproclamée aux valeurs occidentales, la loi du plus fort semble s’appliquer depuis bien avant 1999.

Le 25 octobre 1983, la superpuissance américaine a envahi la minuscule île de la Grenade, un Etat insulaire des Caraïbes, dans le cadre de l’opération «Urgent Fury». Le président américain Reagan a justifié l’invasion par un coup d’Etat violent perpétré sur l’île par des «assassins de gauche». Il était nécessaire de «protéger nos propres citoyens (sur l’île) [...] et d’aider à la reconstruction des institutions démocratiques de la Grenade».10 Après quatre jours, cette lutte inégale s’est terminée par la victoire absolue des Etats-Unis.11

La «force du droit» vs. le «droit du plus fort»

La plupart des habitants du monde ne veulent certainement pas que le droit du plus fort règne. Au contraire, c’est la force du droit qui devrait prévaloir. Cela fait toujours l’objet d’un consensus lorsque l’Occident moralisateur veut imposer ses intérêts. Ainsi, Angela Merkel a par exemple insisté sur la primauté de la force du droit face à la Russie à l’occasion de la crise de Crimée, tout comme elle l’a réitéré face à ses hôtes lors d’un voyage en Chine en 2016. Et en janvier 2022, le chancelier allemand Olaf Scholz a rappelé la Russie à l’ordre en des termes similaires.

Le fait que les Etats-Unis aient désormais redécouvert le droit international est plus que réjouissant, bien que pas forcément crédible.

En amont de la réunion sur l’Ukraine à Ramstein, le plus grand groupe d’opposition au Bundestag (CDU/CSU) s’est clairement prononcé en faveur de la livraison d’armes lourdes à l’Ukraine, tout comme la politicienne du FDP responsable de la défense Marie-Agnes Strack-Zimmermann.12 La position des Verts à cet égard est de toute façon la même.

Ramstein donnera un signal clair pour des livraisons importantes de matériel pouvant être décisif pour la guerre.

Les Etats-Unis veulent aider l’Ukraine à vaincre la Russie, lui fournir des armes et la soutenir avec des conseillers, mais ils ne souhaitent pas avec l’OTAN s’engager dans cette guerre d’une manière officielle. Cela ressemble à «lave-moi, mais ne me mouille pas». De telles décisions devraient également tenir compte de l’évaluation des faits par la partie adverse.

Avant le débat houleux sur les livraisons d’armes, de sérieux bruits sont parvenus de Moscou. Le 25 avril 2022, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a déclaré, selon l’agence de presse Interfax, que la guerre en Ukraine pourrait dégénérer en guerre mondiale: «Le danger est sérieux, il est réel, il ne doit pas être sous-estimé.»13 La Russie considère à cet égard les livraisons d’armes de l’OTAN comme des cibles légitimes pour les forces armées russes: «Lorsque l’OTAN entre de facto en guerre avec la Russie par le biais d’un supplétif et arme ce supplétif», a déclaré Lavrov, «on fait en guerre ce qu’on doit faire en guerre».14

Accepter de nouveaux membres dans l’OTAN: le «comble de la folie»

La catastrophe qui s’annonçait aurait pu être évitée. D’abord en appliquant systématiquement le droit international – un changement de régime organisé de l’extérieur est également un crime – et en reconnaissant les droits des autres. Dans le numéro de septembre/octobre de Foreign Affairs, John J. Mearsheimer, politologue américain à l’Université de Chicago, a écrit un article qui fera date: «Pourquoi l’Occident est responsable de la crise ukrainienne.»

Mearsheimer, qui s’intéresse principalement aux relations internationales, estime que c’est le comble de la folie que d’accepter dans l’OTAN de nouveaux membres que d’autres ne sont pas prêts à défendre. Selon lui, les élargissements précédents de l’OTAN ont été réalisés en partant du principe que, selon la vision libérale du monde, l’Alliance n’aurait jamais à honorer ses nouvelles garanties de sécurité. Mais le récent jeu de pouvoir russe prouve que la Russie et l’Occident se retrouveraient sur une trajectoire de collision si l’Ukraine devenait membre de l’OTAN.

La poursuite de la politique actuelle pèserait sur les relations de l’Occident avec Moscou et rapprocherait encore davantage Moscou et Pékin.

«Les Etats-Unis et leurs alliés européens sont confrontés à un choix sur la question de l’Ukraine. Ils peuvent poursuivre leur politique actuelle et ainsi intensifier les hostilités avec la Russie et mener l’Ukraine à sa perte – un scénario dont toutes les parties concernées sortiraient perdantes. Ou ils peuvent changer de cap et viser une Ukraine prospère, mais neutre, qui ne constitue pas une menace pour la Russie et permette à l’Occident d’apaiser ses relations avec Moscou. Avec une telle approche, toutes les parties seraient gagnantes.»15

On ne peut qu’être d’accord avec Mearsheimer. Cette approche honorable se heurte toutefois à l’idéologie anglo-saxonne de la concurrence «The Winner takes it all». Au moment de la publication de son article, Mearsheimer ne pouvait pas encore avoir connaissance du document stratégique TRADOC 525-3-1 «Win in a Complex World 2020-2040», également publié en septembre 2014.

Donner des ordres aux alliés dépendants?

Les Etats-Unis risquent inéluctablement de détruire leurs alliés en Europe avec leur politique agressive. On est donc en droit de se demander dans quelle mesure les intérêts américains et européens sont encore en harmonie.

Selon Klaus von Dohnany, ancien ministre fédéral de la formation et des Sciences et Premier maire de la ville libre et hanséatique de Hambourg de 1981 à 1988, l’Allemagne et l’Europe sont aujourd’hui tout sauf souveraines en matière de politique de sécurité et de politique étrangère. «Dans ce contexte, le choix de la base aérienne américaine de Ramstein»16 comme «lieu de consultation» dans le conflit ukrainien a plus qu’un caractère symbolique. Il s’agissait plutôt d’un lieu où donner des ordres aux alliés dépendants.

* Wolfgang Effenberger, né en 1946, est journaliste et auteur de nombreux livres. Il publie en allemand. Voici trois de ses derniers ouvrages: «Wiederkehr der Hasardeure, Schattenstrategen, Kriegstreiber, stille Profiteure 1914 und heute», 2014; «Geo-Imperialismus. Die Zerstörung der Welt», 2016. Tout dernièrement est paru «Schwarzbuch EU & NATO», 2021. https://zeitgeist-online.de/2013-11-30-00-57-32/1097-wolfgang-effenberger-schwarzbuch-eu-nato.html

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 Services scientifiques «Der Bundestag»: https://www.bundestag.de/resource/blob/531932/f011954610186c3edadc3cf94c6f1e86/wd-2-086-17-pdf-data.pdf

2 https://web.archive.org/web/20101227075807/http://www.3af.usafe.af.mil/units/index.asp

3 https://daserste.ndr.de/panorama/archiv/2013/US-Drohnenkrieg-laeuft-ueber-Deutschland,ramstein109.html

4 https://www.deutschlandfunkkultur.de/nahe-ramstein-im-bau-groesstes-amerikanisches-krankenhaus-100.html

5 https://www.gmx.at/magazine/politik/russland-krieg-ukraine/ukraine-krieg-news-ticker-us-verteidigungsminister-austin-richtigen-militaerausruestung-ukraine-krieg-gewinnen-36757878

6 Ibid.

7 https://www.merkur.de/politik/ukraine-krise-us-verteidigungsminister-40-staaten-gipfel-deutschland-ramstein-news-91501345.html

8 https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2717104

9 https://www.srf.ch/news/international/fruehjahrsoffensive-gegen-pkk-wenn-der-schnee-schmilzt-schlaegt-die-tuerkei-im-nordirak-zu

10 Invasion de la Grenade: «Le plus grand moment de Ronald Reagan» https://www.spiegel.de/politik/grenada-invasion-ronald-reagans-groesste-stunde-a-0563f4c3-0002-0001-0000-000014024311

11 19 morts du côté américain et 70 soldats et 24 civils morts de l’autre côté.

12 Le Bundestag discute de la livraison d’armes https://www.br.de/nachrichten/deutschland-welt/schwere-waffen-fuer-die-ukraine-ein-streitgespraech-im-br24live,T42pojD

13 Lavrov voit un «réel danger» de guerre mondiale – et qualifie les livraisons d’armes de l’OTAN de cibles légitimes pour les attaques. https://www.merkur.de/politik/ukraine-news-lawrow-russland-dritte-weltkrieg-nato-waffen-angriffsziele-usa-verhandlungen-zr-91501592.html

14 Ibid.

15 John J. Mearsheimer: Why the Ukraine Crisis Is the West's Fault. The Liberal Delusions That Provoked Putin. http://www.foreignaffairs.com/articles/141769/john-j-mearsheimer/why-the-ukraine-crisis-is-the-wests-faul

16 Klaus von Dohnany: Nationale Interessen. Orientierung für deutsche und europäische Politik in Zeiten globaler Umbrüche. [Intérêts nationaux. Orientation pour la politique allemande et européenne en période de bouleversements mondiaux.] Siedlerverlag 2022

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