Israël ne peut pas échapper à la Cour internationale de justice
(Photo Gabriella
C. Marino, 2019)
par Jeffrey D. Sachs,* Etats-Unis
(9 février 2024) Il est facile d'être cynique lorsqu'il s’agit de l’Etat de droit international. A peine la «Cour internationale de justice» (CIJ)1 avait-elle conclu qu'Israël commettait vraisemblablement un génocide contre le peuple palestinien que le Département d'Etat américain déclarait: «Nous continuons de penser que les allégations de génocide sont infondées et nous notons que la Cour n'a pas conclu à un génocide ni appelé à un cessez-le-feu dans son arrêt [É].» Les dirigeants israéliens ont déclaré que l'affaire était «scandaleuse»2 et «antisémite».3 Pourtant, les risques liés à l’arrêt de la CIJ et aux mesures qui en découlent sont très importants pour Israël au cours des une à deux prochaines années. Si Israël rejette la «Convention sur le génocide», il met en péril sa place au sein de la communauté des nations.
Il est vrai que la décision provisoire de la CIJ ne mettra pas fin à la guerre d'Israël à Gaza, ni peut-être au massacre du peuple palestinien, dont le nombre s'élève déjà à 26 0004 et continue d'augmenter (dont 70% de femmes et d’enfants). L'arrêt ne mettra pas fin à la complicité de l'Amérique dans le massacre des Palestiniens par Israël. Israël ne pourrait pas mener la guerre à Gaza un jour de plus sans les Etats-Unis qui lui fournissent les munitions et autres soutiens militaires.
Néanmoins, le jugement a enclenché l'horloge pour l'avenir d'Israël. de l'avenir d'Israël. Si Israël continue d'agir en toute impunité et se retrouve déclaré génocidaire dans la décision finale de la CIJ, il deviendra un Etat paria. Les jeunes Américains, en particulier, mettront fin au soutien des Etats-Unis à Israël. Israël se retrouvera complètement seul, condamné par le monde entier.
La plupart des 193 gouvernements des Nations Unies méprisent déjà le comportement d'Israël. La plupart voient un pays qui occupe les territoires voisins de la Palestine depuis 57 ans (depuis la guerre de 1967), qui a méprisé des dizaines de votes du Conseil de sécurité et de l'Assemblée générale des Nations Unies et n'y a pas donné suite, et qui a installé illégalement5 et de manière flagrante plus de 700 000 Israéliens6 dans les territoires occupés.
La plupart des Etats membres de l'ONU entendent clairement les expressions de haine viscérale de nombreux dirigeants israéliens à l'égard du peuple palestinien. Par exemple, la déclaration du président israélien Herzog blâmant toute la population de Gaza,7 citée par la CIJ, et ils comprennent clairement l'intention du gouvernement israélien actuel d'occuper la Palestine et de régner sur les 7 millions de musulmans et de chrétiens palestiniens qui vivent aujourd'hui en Israël et en Palestine. L'Afrique du Sud a porté plainte contre Israël devant la CIJ en partie parce qu'elle reconnaît par expérience une domination meurtrière de l'apartheid, et qu’elle reconnaît celle-ci dans la domination continue d'Israël sur le peuple palestinien.
le procès pour génocide contre Israël à La Haye, Pays-Bas, le 26 janvier 2024.
(Photo mad)
Jusqu'à présent, Israël n'a pas été dissuadé par l'opinion mondiale en raison de ses armes nucléaires, de son zèle messianique et, surtout, du soutien militaire, financier et public des Etats-Unis, y compris ses votes au Conseil de sécurité et à l'Assemblée générale de l'ONU. En outre, les Etats-Unis et Israël ont agi en pensant que l'offre d'argent et de systèmes d'armes américains aux nations arabes les inciterait à tourner le dos au peuple palestinien. Israël et les Etats-Unis agissent avec une arrogance suprême, persuadés que la puissance militaire et l'argent font le droit.
Oui, Israël agit également par peur des Palestiniens, mais il s'agit de la peur démesurée et grossièrement injustifiée face à l'opprimé, le conquis et le déplacé. En reconnaissant un Etat palestinien indépendant et en faisant la paix avec lui, Israël supprimerait la haine et l'humiliation qui alimentent le soutien au Hamas, et diminuerait ainsi les menaces qui engendrent ses propres craintes.
Les Israéliens doivent comprendre que les Etats-Unis ne peuvent pas – et ne veulent pas – sauver Israël à long terme. Ils ne le feront pas plus que l'Amérique n'a «sauvé» le Sud-Vietnam, l'Iran après le coup d'Etat américano-britannique de 1953, l'Afghanistan après 2001, l'Irak après le renversement de Saddam Hussein par les Etats-Unis en 2003, la Syrie après la tentative de renversement de Bachar el-Assad par les Etats-Unis en 2011, la Libye après le renversement de Mouammar Kadhafi par l'OTAN en 2011, ou l'Ukraine depuis le coup d'Etat mené par les Etats-Unis en 2014.
La force militaire américaine est inutile, voire pire, lorsqu'il s'agit de soutenir des régimes qui ne bénéficient pas d'un large soutien international ni d'une grande légitimité. L'Amérique se lasse de chaque aventure militaire malavisée et passe à autre chose, et elle finira par le faire de même avec Israël si ce dernier devient un paria et un Etat ostracisé.
L'argent et les systèmes d'armes américains ne suffiront pas non plus à convaincre les voisins arabes. Les Etats-Unis sont au bout de leurs largesses financières. La dette publique américaine représente déjà 122,9% du Produit intérieur brut (PIB)8 et augmente rapidement. Il n'y a pas de consensus à Washington sur la manière de stabiliser le budget américain, mais un point est clair: un soutien important aux pays étrangers ne fera pas partie du marché.
L'arrêt du financement américain pour l'Ukraine, malgré le lobbying intense du complexe militaro-industriel politiquement puissant, en est un exemple frappant. Même l'accès à des systèmes d'armes américains avancés ne persuadera pas les nations arabes d'abandonner la cause d'un Etat palestinien. En tout état de cause, des systèmes d'armes russes, iraniens, nord-coréens, chinois et autres systèmes d'armes avancés feront l'objet d'une offre très compétitive dans les années à venir, avec de meilleures conditions de financement.
Pour l'heure, l'opinion publique israélienne soutient ardemment la brutalité et les massacres perpétrés par Israël à Gaza. Le public est saisi par une combinaison de peur écrasante, de zèle religieux et de propagande d'Etat. Les Israéliens sont largement convaincus que les nations arabes cherchent inexorablement à détruire Israël. Ils ne voyagent pas dans les pays arabes et ne connaissent ni ne comprennent les attitudes et les politiques de ces sociétés voisines. Ils ne prêtent pas attention aux déclarations des dirigeants arabes et islamiques appelant à la paix sur la base de la solution des deux Etats, car les médias dominants israéliens, tout comme les médias dominants américains, sont sous l'emprise d'une propagande d'Etat implacable, d'un patriotisme abrutissant et d'une propagande de guerre incessante.
La société israélienne est incommensurablement traumatisée par l'Holocauste nazi, qui reste le fait central de la modernité et le souvenir de toute famille juive d'origine européenne dans n'importe quelle partie du monde.
Une éventuelle conclusion de la plus haute juridiction du monde selon laquelle Israël est devenu lui-même l'auteur d'un génocide ébranlera donc la société israélienne jusqu'à la racine et rompra le contrat social d'Israël avec le judaïsme mondial. A ce stade très douloureux et désastreux, l'opinion publique israélienne pourrait commencer à reconsidérer ses hypothèses actuelles.
Oui, malgré l'arrêt de la CIJ, Israël continue de tuer, mais sous un contrôle juridique et politique beaucoup plus poussé. Chaque meurtre israélien commis de sang-froid,9 chaque bombardement d'un hôpital,10 chaque destruction d'une école ou d'une université palestinienne,11 chaque refus israélien de fournir de la nourriture et de l'eau aux habitants de Gaza,12 sera méticuleusement enregistré par la superbe équipe juridique sud-africaine et par des instituts juridiques très respectés dans le monde entier, notamment le Centre pour les droits constitutionnels et le Droit pour la Palestine.13 Tout sera transmis en bonne et due forme à la CIJ.
La Palestine survivra à l'horrible épreuve actuelle, profondément blessée mais bénéficiant d'un solide soutien mondial. L'avenir d'Israël, en revanche, est en suspens, car il pourrait bientôt se retrouver banni de la communauté des nations en tant que violateur flagrant du droit international. Israël a besoin de toute urgence de dirigeants qui préfèrent le droit international à la force militaire, l'humilité à l'arrogance et le rétablissement de la paix à la brutalité.
Et Israël – tout comme les Etats-Unis – doit comprendre la futilité autodestructrice du déploiement de la force militaire pour nier la justice et les droits politiques du peuple palestinien.
| * Professeur à l’Université de Columbia, est directeur du Centre pour le développement durable de l’Université de Columbia et président du Réseau des solutions de développement durable des Nations Unies. Il a été conseiller auprès de trois secrétaires généraux de l’ONU et occupe actuellement la fonction de défenseur des ODD auprès du secrétaire général António Guterres. |
Source: https://www.commondreams.org/opinion/international-court-of-justice-israel-genocide, 29 janvier 2024
(Traduction «Point de vue Suisse»)
1 https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240126-ord-01-00-fr.pdf
2 https://www.nbcnews.com/video/netanyahu-rejects-outrageous-icj-charges-of-gaza-genocide-203021381942
4 https://www.voanews.com/a/gaza-death-toll-climbs-above-26-000-health-ministry-reports/7458258.html
5 https://press.un.org/en/2016/sc12657.doc.htm
7 https://www.huffpost.com/entry/israel-gaza-isaac-herzog_n_65295ee8e4b03ea0c004e2a8
10 https://www.youtube.com/watch?v=t7yP8g-cdaA
11 https://www.aljazeera.com/news/2024/1/24/how-israel-has-destroyed-gazas-schools-and-universities
