Klaus von Dohnanyi: «J'ai mis en garde contre la guerre»

Klaus von Dohnanyi lors d'une interview sur la chaîne
NDR le 22 avril: «Les intérêts de l'Europe ne sont pas les
mêmes que ceux des Etats-Unis.» © NDR

L'homme politique du SPD appelle l'UE à défendre ses propres intérêts face aux Etats-Unis

(22 mai 2022) upg. Klaus von Dohnanyi est un vétéran de la politique. En janvier 2022, il a publié son dernier livre intitulé «Intérêts nationaux – une orientation pour la politique allemande et européenne en période de bouleversements mondiaux». Il y met en garde contre une guerre en Ukraine. Le 22 avril, deux mois après le début de l’invasion russe, la Norddeutsche Rundfunk (NDR) l'a interviewé. Nous présentons ci-dessous ses principales déclarations. Elles sont citées textuellement et donc en partie dans un langage familier (intertitres Infosperber).

Il est préoccupant de constater que la guerre n'a pas été évitée

Dans ce livre, j'ai expressément mis en garde contre une attaque russe en Ukraine. J'ai écrit: si l'Ukraine continue à être poussée dans l'OTAN – et c'est la politique américaine – si cela se produit, il pourrait y avoir une guerre aux frontières orientales de l'Europe, là où elle a lieu actuellement, à savoir aux frontières orientales de l'Ukraine. C'est ce que les experts américains – en particulier l'actuel chef des services de renseignement du président Biden – ont explicitement écrit en 2019. Et je trouve déprimant qu'on l'ait vu venir et qu'on ne l'ait pas empêché.

Même à court terme, la guerre aurait pu être évitée

Le président américain n'aurait eu qu'à dire: «Président Poutine, nous allons maintenant, après avoir vu que vous êtes apparemment sérieux, parler avec vous de l'avenir de l'Ukraine.» Biden avait expressément refusé cela. Poutine avait écrit aux Américains en décembre 2021: «Cette fois-ci, j'ai besoin d’une réponse écrite. Je veux que vous me disiez par écrit comment nous voulons traiter l'Ukraine à l'avenir.» Ce à quoi le président Biden a répondu: «Nous ne négocierons pas sur cette question avec vous.» Et quand cela s'est produit, le côté allemand aurait, à mon avis, vraiment dû se révolter. Nous aurions dû dire: «Non mais c’est invraisemblable. Car si l’on en arrive vraiment à une guerre, comme vous l'avez dit vous-mêmes, vous les Américains, cela conduira également l'Allemagne en plein dans cette problématique.»

L'étiquette de «ceux qui comprennent Poutine» est une fadaise

Je suis d'avis que si l'on ne comprend pas son adversaire, on ne peut pas non plus s'occuper de lui. Je considère cette thèse de «ceux qui comprennent Poutine» [de l’allemand «Putin-Versteher»] comme une fadaise. Si un entraîneur de football ne sait pas comment son entraîneur d'en face travaille, avec quelles finesses tactiques il veut jouer, il ne quittera guère le terrain en vainqueur.

Cela signifie qu'il faut toujours comprendre son adversaire. Et cette thèse selon laquelle on comprend Poutine, Biden, Xi ou Macron, je pense que c'est une ineptie. Bien sûr que je dois comprendre Macron. Macron veut l'énergie nucléaire. Macron veut conserver son armement nucléaire. Ce n'est pas notre politique, mais nous devons quand même le comprendre pour pouvoir le gérer.

C'est ce que j'ai essayé de faire comprendre dans mon livre, à savoir que les Etats-Unis ont des intérêts très différents des nôtres, mais que nous devons néanmoins les gérer.

La réponse militaire doit impliquer la disponibilité au dialogue

La réponse militaire et le dialogue ne sont pas des alternatives. Il faut faire les deux. Au vu de la situation actuelle, nous devons naturellement aussi être prêts et aptes à nous défendre militairement en cas d'urgence, bien que cela s'avérera très difficile.

Un jour, j’ai dû diriger un exercice de l'OTAN, sur ordre du chancelier fédéral Helmut Schmidt, à l'époque encore dans le bunker à Bonn. J'ai vécu la manière dont les choses se passent: dès que les Russes avancent un peu, les Américains larguent des armes nucléaires tactiques sur le sol allemand pour que les Russes ne puissent pas continuer à avancer. Je sais donc ce que cela signifie.

Mais actuellement, il faut bien sûr faire les deux. Il faut réfléchir à la défense et l'améliorer, et il faut absolument aussi parler. Et le fait qu’il n’y a aucun réel échange, et notamment que la partie américaine ne parle pas avec Poutine de ce que l'on peut faire pour limiter cette catastrophe, est à mon avis une grande erreur. Le fait de ne pas parler est malheureusement compatible avec les intérêts américains. Ce n'est cependant pas compatible avec les intérêts allemands.

Le secrétaire général de l'ONU devrait se rendre à Moscou pour voir comment la sécurité de l'Ukraine peut être garantie

M. Zelensky – le président de l'Ukraine – a lui-même déclaré qu'il était prêt à accepter que l'Ukraine devienne neutre en échange d'un cessez-le-feu. Ce sera une opération difficile, car Poutine a entre-temps conquis beaucoup de terrain, mais c'est une possibilité. Zelensky a ajouté: «Mais il nous faut naturellement une garantie.»

Je suis convaincu que cette sécurité doit être donnée non seulement par les Etats-Unis et l'Europe et la Russie, mais aussi par les Nations Unies. C'est pourquoi M. Guterres a une grande mission à remplir: oui Président Poutine, si l’Ukraine devient neutre, nous veillerons à ce que ce pays reste neutre et à ce que la sécurité soit assurée par nous tous.

Il faut négocier en premier lieu avec Poutine

Le président allemand Steinmeier voulait se rendre en Ukraine, mais serait-il allé à Moscou? Il ne faut pas seulement négocier avec M. Zelensky, il faut actuellement négocier avec M. Poutine. C'est lui qui a commencé la guerre. Cette guerre criminelle que Poutine a déclenchée ne peut être stoppée que si un accord est trouvé sur l'Ukraine, notamment entre les Etats-Unis et la Russie. M. Guterres pourrait y contribuer. Mais alors, les Etats-Unis doivent bien sûr aussi être prêts à en parler. Et je crains que ce ne soit pas dans l'intérêt des Etats-Unis.

Il faut que les deux parties cèdent

Une solution négociée pourrait consister à céder des deux côtés. Poutine devrait accepter que les Républiques indépendantes qu'il a reconnues dans la région du Donbass restent indépendantes et ne soient pas annexées par la Russie. Poutine devrait accepter que l'Ukraine s'adosse à l'UE sur le plan économique et politique. Et l'Occident devrait accepter que l'Ukraine n'entre pas dans l'OTAN et que Poutine obtienne la garantie que des soldats américains ne patrouillent pas un jour à la frontière russe.

C'est en effet ce qui se passerait si l'Ukraine dans son ensemble entrait dans l'OTAN. Un président russe est conscient – même avec ses considérations de politique intérieure, il en a aussi – que la Russie ne pourrait pas accepter que des soldats américains patrouillent à la frontière entre l'Ukraine orientale et la Russie. Je pense que l'Occident doit le comprendre. Et cela fait partie de la compréhension des intérêts de l'autre partie, à savoir les intérêts de la Fédération de Russie, et pas seulement de Poutine.

L'actuel chef de la CIA, c'est-à-dire le chef des services secrets de Biden, a dit expressément – et l’a souligné – qu'il n'avait rencontré aucune personne en Russie qui ne partageait pas l'avis de Poutine sur cette question.

Les Etats-Unis ont toujours fait pression pour l'expansion de l'OTAN

Que devons-nous faire maintenant pour que la rupture avec la Russie ne soit pas définitive? La Russie est une nation européenne – en grande partie. Donc Moscou et Saint-Pétersbourg, entre autres, ont toujours regardé vers l'Ouest. Maintenant, nous les avons poussés vers la Chine. Ce n'était pas très intelligent. La politique occidentale n'a pas vraiment été intelligente au cours des dernières décennies. Je fais une exception pour l'Allemagne, nous avons toujours essayé de faire autrement. Mais les Etats-Unis ont toujours exercé cette pression expansionniste de l'OTAN.

L'Europe, les Européens et les Allemands doivent comprendre qu'actuellement, en matière de sécurité et de politique étrangère, nous ne sommes pas nous-mêmes, mais que ce sont les Etats-Unis qui décident, par le biais de l'OTAN et de leur influence en Europe, par exemple sur les Etats d'Europe orientale et sur les pays baltes. Nous devons comprendre que les Etats-Unis ont de tout autres intérêts. Les Etats-Unis sont très éloignés.

L'Ukraine profiterait le plus d’un cessez-le-feu

Je pense que le meilleur moyen d'aider l'Ukraine est de contribuer à l'instauration d'un cessez-le-feu et d'arrêter la destruction du pays. Nous devons faire en sorte d'obtenir une situation de cessez-le-feu en Ukraine. Mais si nous alimentons toujours plus d'armes, qui peuvent ensuite se propager du côté russe, nous ne profitons ni à l'Europe ni à l'Ukraine. […] Il faut en même temps créer, par des négociations, des discussions et des rencontres, un climat dans lequel la paix est possible. La paix ne va pas de soi. Cela n’a jamais été le cas et ne le sera malheureusement jamais.

Concernant l'OTAN, les Etats-Unis ont également d'autres intérêts que les Allemands

L'Ukraine est en pleine guerre. Il faut probablement céder sur le point décisif – à savoir la question de l'OTAN – et rendre l'Ukraine neutre, comme Zelensky le reconnaît lui-même aujourd'hui. Cela signifie qu'il est grand temps que l'Europe et l'Allemagne comprennent que les intérêts américains ne sont pas les intérêts de l’Europe. […] L'UE a une frontière directe avec la Russie en haut, via Kaliningrad. Ce n'est pas possible que nos intérêts soient les mêmes que ceux des Etats-Unis, qui ont l’Atlantique entre-deux et sont à entre 6000 et 8000 kilomètres de Kiev.

Les Etats-Unis défendent leurs propres intérêts, y compris en Europe. Et ils l'ont d'ailleurs exprimé ouvertement. Ce n'est pas un hasard que le ministre français des Finances a déclaré, il y a quelques années, que l'Europe, voire nous, les habitants des pays d’Europe, n'étions plus que des vassaux – c'est-à-dire des tributaires dépendants – des Etats-Unis. Nous devons comprendre qu’il nous faut changer cela par un dialogue ouvert avec les Etats-Unis. En Europe, il nous faut faire preuve de plus d’estime de soi, de plus de force de caractère, de plus de droiture.

Nous avons bien sûr aussi des intérêts communs, c'est tout à fait vrai.

Extrait du texte de la couverture:
Dans la compétition entre les Etats-Unis et la Chine, l'Europe est déjà prise entre deux feux. Et cela devra également modifier notre relation avec la Russie. Il est désormais nécessaire de porter un regard sobre et sans illusion sur les nouvelles réalités, comme le montre Klaus von Dohnanyi: nous ne pouvons pas nous fier aux «communautés de valeurs» ou aux «amitiés». L'Allemagne et l'Europe doivent au contraire formuler ouvertement leurs propres intérêts bien compris et les poursuivre avec réalisme. Dans son livre, von Dohnanyi demande ainsi des corrections de cap fondamentales – dans le domaine de la sécurité extérieure comme dans celui de la politique industrielle, en s'éloignant des dépendances unilatérales pour aller vers une politique de responsabilité individuelle. (Original en allemand)

Siedler-Verlag, Januar 2022.

Actuellement, l’Allemagne est plus dépendante des Etats-Unis que de la Russie

Nous sommes aujourd'hui beaucoup plus dépendants des Etats-Unis que de la Russie. D’ailleurs, il est intéressant de constater que cette prétendue dépendance en matière de livraison de gaz – si on l'examine froidement – nous mène à reconnaître que c'était toujours l'Ukraine qui voulait importer davantage de gaz de Russie. N’avez-vous jamais entendu l'Ukraine dire: «S'il vous plaît, ne faites pas passer autant de gaz par nos gazoducs»? Au contraire, ils ont dit: «Ne construisez pas Nord Stream 2, car cela pourrait être à notre détriment.» C'était la raison principale. Sur ce, Madame Merkel a conclu un accord avec l'Ukraine, selon lequel la quantité qui continuera à être acheminée via l'Ukraine ne changera pas. Mais l'Ukraine a-t-elle mis en garde: «Vous vous rendez trop dépendants»? Jamais.

Biden est sous la pression des élections de mi-mandat

Le président Biden a refusé – j'en suis profondément convaincu – de négocier avec la Russie sur l'avenir de l'Ukraine uniquement parce qu'il est en pleine campagne électorale. Les Etats-Unis élisent tous les deux ans l'ensemble de la Chambre des représentants et un tiers du Sénat. Et Biden est confronté à ces élections de mi-mandat qui auront lieu en novembre de cette année et qui, de fait, poussent chaque président, à peine élu, vers une autre élection. Biden était en fait dans une position très difficile. Car il risque vraiment de perdre ces élections de mi-mandat, et alors, il n'aurait plus rien à dire.

Nous sommes donc actuellement entre les mains d'un président qui n'est plus du tout libre, mais qui, pour gagner les élections, ce qui est aussi son droit, doit en fait mener une politique qui ne correspond pas du tout aux démocrates états-uniens, mais aux républicains. Et tout cela doit être dit ouvertement. Je ne prétends pas que j'ai toujours raison avec mon livre. J'ai d'ailleurs clairement précisé: «Peut-être que j'ai tort. Dans ce cas, il faut en débattre.» Mais que nous n'ayons plus de débats à Berlin, je trouve cela affligeant et effrayant.

Nous ne changerons ni la Russie ni la Chine par des sanctions

La politique réaliste consiste à essayer de préserver ses propres valeurs, à rappeler les valeurs aux autres, si cela est raisonnable, mais en sachant par ailleurs que tous les pays ne sont pas gouvernés de la même manière. L'Allemagne ne peut pas être gouvernée comme la Suisse, et les Etats-Unis ne peuvent pas non plus être gouvernés comme la Suisse. Ce sont justement des tailles différentes, des pays différents, des problèmes différents. Et il faut simplement s’en rendre compte.

Par les sanctions, nous ne changerons ni la Chine ni la Russie. C'est un non-sens. Avec les sanctions, nous poussons les Russes toujours plus aux côtés de la Chine. Mais ce pays ne changera pas pour autant du jour au lendemain. La Russie est gouvernée depuis des siècles de manière similaire ou différente, tout en étant actuellement gouvernée d’une manière que nous critiquons. Ces sanctions sont tout simplement stupides.

Il nous faudrait une culture du débat à l'américaine

Je pense qu'en Allemagne, nous avons une culture du débat relativement faible, si vous nous comparez aux Etats-Unis. […] Chez nous, on n'éduque pas les gens au débat. Pas même à l'école. C'est bien sûr très différent aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne – surtout en Angleterre. Mais là aussi, la culture du débat s'est affaiblie, car beaucoup évoluent dans leur chambre d'écho, dans laquelle ils obtiennent les nouvelles qui leur plaisent via les médias sociaux.

Les déclarations de Klaus von Dohnanyi ont été transcrites par David Huber.

* Klaus Karl Anton von Dohnanyi, né le 23 juin 1928 àHambourg, est un juriste et homme politique allemand (SPD). Il a été ministre fédéral de l'Education et des Sciences de 1972 à 1974, membre du Bundestag allemand de 1969 à 1981 et premier maire de la ville libre et hanséatique de Hambourg de 1981 à 1988.

Source: https://www.infosperber.ch/politik/klaus-von-dohnanyi-ich-habe-vor-dem-krieg-gewarnt/, 26 avril 2022. Reproduction avec l'aimable autorisation de la rédaction.

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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