L’Afrique en mouvement: l’«axe de la résistance» dans la région du Sahel

par Pepe Escobar,* chroniqueur pour «The Cradle»

(12 avril 2024) Les Etats de la région du Sahel se révoltent contre le néocolonialisme occidental. Ils expulsent les troupes étrangères de leurs territoires et ferment leurs bases, ils introduisent des monnaies alternatives et défient les multinationales.

Pepe Escobar.
(Photo mad)

L’émergence d’axes de résistance1 dans différentes régions du Sud global est un sous-produit indissociable du long et tortueux processus qui nous mène vers un monde multipolaire. Ces deux choses – la résistance à l’hégémon et l’émergence de la multipolarité – se complètent parfaitement.

L’axe de la résistance en Asie occidentale – à travers les Etats arabes et musulmans – trouve désormais une âme sœur dans la région du Sahel en Afrique, d’ouest en est, du Sénégal et Mali jusqu’au Soudan et l’Erythrée en passant par le Burkina Faso, le Niger et le Tchad.

Contrairement au Niger, où le changement de pouvoir dans la lutte contre le néocolonialisme s’est accompagné d’un coup d’Etat militaire, le changement de pouvoir au Sénégal émane directement des électeurs.

Les Etats africains du Sahel

Avec la victoire écrasante de Bassirou Diomaye Faye, 44 ans, lors des élections nationales du 24 mars dernier, le Sénégal est entré dans une nouvelle ère. Ancien inspecteur des impôts ayant passé deux semaines en prison juste avant les élections, Faye s’est lancé dans la course avec le profil d’un leader panafricain opprimé. Il a exprimé son intention de bouleverser la «démocratie la plus stable d’Afrique», dirigée jusqu’alors par la marionnette française Macky Sall.

Le nouveau président sénégalais rejoint ainsi Ibrahim Traoré, 36 ans, au Burkina Faso, Abiy Ahmed, 46 ans, en Ethiopie, Andry Rajoelina, 48 ans, à Madagascar, ainsi que la future superstar d’Afrique du Sud, Julius Malema, 44 ans, pour représenter la nouvelle et jeune génération panafricaine qui s’engage pour la souveraineté de l’Afrique. Dans son programme électoral, Faye a promis pas moins de dix-huit fois de restaurer la souveraineté du Sénégal.

La géoéconomie du Sénégal est la clé qui a conduit à ces changements. Maintenant que le Sénégal est devenu un important producteur de pétrole et de gaz, Faye cherchera à renégocier les accords miniers et énergétiques, y compris ceux conclus avec British Petroleum et Endeavour Mining, l’opérateur britannique de mines d’or.

Le point crucial est qu’il veut abandonner le franc CFA exploiteur – le système monétaire contrôlé par la France et utilisé dans 14 pays africains – et même introduire une nouvelle monnaie souveraine dans le cadre de la redéfinition des relations avec la puissance néocoloniale qu’est la France – le principal partenaire commercial du Sénégal. Faye semble vouloir suivre les traces de Xi Jinping et viser des partenariats «gagnant-gagnant» dans les relations commerciales extérieures.

Le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont créé l’«Alliance des Etats du
Sahel». (Photo mad)

Entrée en scène de l’Alliance des Etats du Sahel

Faye n’a pas encore dit clairement s’il avait l’intention d’expulser les militaires français du Sénégal. Si cela devait se produire, ce serait un coup dur sans précédent pour Paris, le «Petit Roi» Emmanuel Macron en difficulté et l’establishment français considérant le Sénégal comme un acteur clé pour bloquer les pays enclavés que sont le Niger, le Mali et le Burkina Faso, qui ont déjà envoyé Paris «dans le désert».

Les trois Etats susmentionnés ont récemment créé une Alliance des Etats du Sahel (AES). Cette alliance n’est pas seulement un cauchemar pour Paris, après des humiliations en série, mais aussi un casse-tête pour les Etats-Unis, comme en témoigne la rupture spectaculaire de la coopération militaire entre Washington et la capitale nigérienne, Niamey.

Selon les Etats-Unis, le coupable est bien sûr, comme on pouvait s’y attendre, le président russe Vladimir Poutine.

Manifestement, personne dans les couloirs du pouvoir à Washington n’a accordé l’attention nécessaire au grand nombre de contacts diplomatiques entre la Russie et les pays africains. L’offensive diplomatique de Moscou s’est adressée à tous les acteurs importants de la région du Sahel, ainsi qu’à l’Egypte et à l’Ethiopie, les membres les plus récents des BRICS.

Contrairement aux Etats-Unis qui considéraient auparavant le Niger comme un allié fidèle dans la région du Sahel, Washington se voit désormais contraint de marquer en rouge sur son calendrier une date pour le retrait de ses troupes du Niger. Et ce, après que le Niger a dénoncé l’accord de coopération militaire. Le Pentagone ne peut plus participer à la formation militaire sur le territoire nigérien.

Il existe au Niger deux bases américaines importantes – à Agadez et dans la capitale Niamey – pour la construction desquelles le Pentagone a dépensé plus de 150 millions de dollars américains. Niamey n’a été achevée qu’en 2019 et dépend de l’AFRICOM, le commandement régional pour l’Afrique des forces armées américaines, qui a curieusement son siège à Stuttgart-Möhringen en Allemagne.

Comme on pouvait s’y attendre, les objectifs opérationnels de cette présence militaire américaine au Niger sont secrets. La base de Niamey est essentiellement un centre de données qui traite et évalue les données collectées par les drones MQ-9 Reaper. L’US Air Force utilise également l'aérodrome de Dirkou comme base pour ses opérations au Sahel.

C’est là que les choses deviennent vraiment intéressantes, car l’existence d’une base de drones de facto de la CIA à Dirkou, occupée par une poignée de spécialistes, n’est même pas avouée. Cette base clandestine permet de collecter des informations partout en Afrique centrale, de l’ouest au nord. On peut y voir un nouvel exemple du slogan «Nous mentons, nous trichons, nous volons», jadis mis en avant par l’ancien directeur de la CIA Mike Pompeo.

Environ 1000 soldats américains sont stationnés au Niger et risquent d’être bientôt retirés. Les Américains font désormais tout pour éviter cette saignée. Rien que le mois dernier, la sous-secrétaire d’Etat américaine pour l’Afrique, Molly Phee, s’est rendue deux fois au Niger. La perte des deux bases nigériennes aura pour conséquence qu’après Paris, Washington perdra à son tour le contrôle de la région du Sahel – alors que le Niger se rapproche en même temps de la Russie et de l’Iran.

Ces bases ne sont pas indispensables à la surveillance du détroit de Bab al-Mandeb. Dans ce jeu, tout tourne autour du Sahel, où les drones opèrent jusqu’aux limites de leur portée, violant ainsi tout espace aérien souverain dans la région.

D’ailleurs, une importante délégation nigérienne s’est récemment rendue à Moscou. Plus tard, Poutine s’est entretenu par téléphone avec le président par intérim du Mali, Assimi Goita, et avec le président du gouvernement militaire nigérian, Abdourahmane Tchiani, au sujet de la coopération en matière de sécurité, avant de s’entretenir avec le président de la République du Congo, Denis Sassou-Nguesso.

Bassirou Diomaye Faye, président au Sénégal. (Photo AFP/John Wessels)

La Côte d’Ivoire: un tournant pour l’empire?

Partout sur le continent africain, les régimes fantoches pro-occidentaux s’effondrent. L’Alliance des pays du Sahel – Mali, Burkina Faso et Niger – n’est peut-être que l’avant-garde d’un axe de résistance africain, mais ce n’est pas tout: il y a aussi l’Afrique du Sud, l’Ethiopie et l’Egypte, membres à part entière des BRICS – sans parler de l’Algérie et du Nigeria, candidats sérieux au prochain élargissement de ce partenariat.

La Russie sur le plan diplomatique et la Chine sur le plan commercial, ainsi que tout le poids du partenariat stratégique entre la Russie et la Chine, se concentrent clairement sur les relations à long terme, misent sur l’Afrique dans son ensemble et considèrent le continent comme un acteur multipolaire important. La preuve en a de nouveau été apportée lors d’une conférence multipolaire le mois dernier à Moscou,2 où Kémi Séba, le charismatique homme politique panafricain béninois, était l’un des principaux orateurs.

Les cercles diplomatiques eurasiens se permettent même de plaisanter sur les récentes colères du «Petit Roi» à Paris. L’humiliation globale de la France dans la région du Sahel est probablement l’une des raisons de la menace retentissante de Macron d’envoyer des troupes françaises en Ukraine – qui seraient détruites par les Russes en un temps record – et de son empressement à soutenir les actuels caprices russophobes de l’Arménie. D’un point de vue historique, il reste que les Africains ont considéré par le passé l’ex-URSS comme bien plus complaisante et soutenante que l’Occident lorsqu’il s’agissait d’exploiter les ressources naturelles. Cette bienveillance s’étend désormais à la Chine.

En tant que plateforme d’intégration régionale, l’Alliance des Etats du Sahel dispose de tous les atouts pour amorcer des changements révolutionnaires sur le continent africain. Le Sénégal, sous la direction du nouveau président Bassirou Diomaye Faye, pourrait y adhérer un jour, mais la Guinée dispose déjà d’une situation géographique qui permettrait à l’Alliance d’avoir un accès fiable à la mer. Cela conduirait tôt ou tard à une perte d’importance de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), contrôlée par l’Occident et basée au Nigeria.

Mais il ne faut jamais sous-estimer les puissantes tentacules de l’hégémon américain. Le plan directeur du Pentagone ne prévoit pas d’abandonner l’Afrique à une sphère d’influence multipolaire Russie-Chine-Iran. Mais plus personne dans l’axe de la résistance dans la région du Sahel ne croit aux incantations de Washington sur les «dangers terroristes» aigus. Il n’y avait pratiquement pas de terrorisme en Afrique jusqu’en 2011, lorsque l’OTAN a transformé la Libye en un champ de ruines, puis a envoyé des troupes sur le terrain et a érigé des bases militaires sur tout le continent.

Jusqu’à présent, l’Alliance des pays du Sahel a nettement gagné la guerre de l’information, dont la souveraineté africaine est l’enjeu. Mais il ne fait aucun doute que l’empire américain répliquera. Tout ce jeu est lié à l’extrême paranoïa de Washington, qui pense que la Russie pourrait prendre le contrôle de la région du Sahel et de l’Afrique centrale.

C’est maintenant au tour de la Côte d’Ivoire d’entrer en scène. Le Sénégal étant peut-être sur le point de se joindre à l’Alliance des Etats du Sahel, la Côte d’Ivoire revêt une importance encore plus stratégique pour Washington que le Tchad, par exemple, car le territoire ivoirien est très proche des Etats de l’Alliance du Sahel. Pourtant, le Tchad a déjà réorienté sa politique étrangère, n’est plus contrôlé par l’Occident et a mis l’accent sur le rapprochement avec Moscou.

Quelle pourrait donc être la prochaine étape de l’empire américain? Il est possible que Washington et Paris partagent des drones «anti-terroristes» américains sur la base française en Côte d’Ivoire afin de tenir en respect l’Alliance des pays du Sahel. On pourrait décrire ce scénario comme un coq gaulois humilié se jetant au cou de l’hégémon américain en Afrique de l’Ouest, sans obtenir en retour ne serait-ce que les miettes d’un croissant entamé.

* Pepe Escobar est chroniqueur à The Cradle, rédacteur en chef à Asia Times et analyste géopolitique indépendant spécialisé dans l’Eurasie. Depuis le milieu des années 1980, il a vécu et travaillé comme correspondant à l’étranger à Londres, Paris, Milan, Los Angeles, Singapour et Bangkok. Il est l’auteur de nombreux ouvrages; son dernier livre s’intitule «Raging Twenties».

Source: https://thecradle.co/articles/the-sahels-axis-of-resistance, 1er avril 2024
(Reproduction avec l’aimable autorisation de la rédaction.)

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://thecradle.co/articles/axis-of-resistance-from-donbass-to-gaza

2 https://strategic-culture.su/news/2024/02/29/the-global-south-converges-to-multipolar-moscow/

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