L’Ukraine et les armes nucléaires

Steven Starr (Photo mad)

par Steven Starr, USA*

(13 mars 2022) Après qu'un journaliste du «New York Times» a grossièrement déformé ce que Poutine et Zelensky ont dit et fait au sujet des armes nucléaires, Steven Starr corrige le tir et déplore que les médias occidentaux, de manière générale, désinforment et entraînent le monde entier dans une direction dangereuse.

Le New York Times a récemment publié un article de David Sanger intitulé «Poutine crée la théorie complotiste que l’Ukraine se prépare à produire des armes nucléaires».1

Malheureusement, Sanger biaise tant son reportage qu'il n’offre à ses lecteurs qu’une version grossièrement déformée de ce que les présidents russe et ukrainien ont dit et fait.

Les récentes déclarations2 de l'Ukrainien Volodymyr Zelensky à la conférence de Munich étaient centrées sur le Mémorandum de Budapest de 1994,3 qui saluait l'adhésion de l'Ukraine au Traité de non-prolifération des armes nucléaires4 en liaison avec la décision de l'Ukraine de restituer à la Russie les armes nucléaires laissées sur son territoire par l'Union soviétique.

Déclarations de Zelensky

En d'autres termes, le Mémorandum de Budapest visait expressément à ce que l'Ukraine renonce à ses armes nucléaires et ne devienne pas un Etat doté d'armes nucléaires à l'avenir. Le discours de Zelensky à Munich a clairement montré que l'Ukraine s'apprêtait à répudier le Mémorandum de Budapest; Zelensky a essentiellement déclaré que l'Ukraine devait devenir membre de l'OTAN, ou qu’elle acquerrait des armes nucléaires.

Voici ce qu'a déclaré Zelensky (cursivités rajoutées):

«Je veux croire que le Traité de l'Atlantique Nord avec son article 5 seront plus efficaces que le Mémorandum de Budapest.

L'Ukraine a reçu des garanties de sécurité pour avoir abandonné la troisième capacité nucléaire du monde [c'est-à-dire que l'Ukraine a renoncé aux armes nucléaires soviétiques qui avaient été placées en Ukraine pendant la guerre froide]. Nous n'avons pas cette arme. […] Par conséquent, nous avons quelque chose. Le droit d'exiger le passage d'une politique d'apaisement à l'assurance de garanties de sécurité et de paix.

Depuis 2014, l'Ukraine a tenté à trois reprises de convoquer des consultations avec les Etats garants du Mémorandum de Budapest. Trois fois sans succès. […] Je lance des consultations dans le cadre du Mémorandum de Budapest. Le ministre des Affaires étrangères a été chargé de les convoquer.

Si elles n’ont pas lieu ou si leurs résultats ne garantissent pas la sécurité de notre pays, l'Ukraine sera en droit de penser que le Mémorandum de Budapest ne fonctionne pas et que les décisions globales de 1994 sont remises en question.»

L'article de Sanger dans l’article du New York Times laisse entendre que l’appel de Zelensky à acquérir des armes nucléaires pour l’Ukraine était une «théorie conspirationniste». Sanger n'ignorait pas la signification du Mémorandum de Budapest, il a plutôt choisi de l'ignorer délibérément et a déformé les faits.

Le président Vladimir Poutine, ainsi que la majorité des Russes, ne pouvait ignorer une telle menace pour un certain nombre de raisons historiques que le New York Times et des idéologues tels que Sanger ont également choisi d'ignorer. Il est important d'énumérer certains de ces faits, car la plupart des Américains ne les connaissent pas, puisqu'ils n'ont pas été rapportés par les grands médias occidentaux. En omettant certaines parties de l'histoire, on fait de Poutine un simple fou désireux de conquérir sans aucune raison d'intervenir.

Les provinces de Donetsk et de Lougansk

Tout d'abord, les deux provinces de Donetsk et de Lougansk, dans la région du Donbass, ont voté pour l'indépendance de l'Ukraine en 2014, en résistance au coup d'Etat soutenu par les Etats-Unis qui a renversé le président élu Viktor Ianoukovitch en février de la même année. Le vote d'indépendance est intervenu huit jours seulement après que des néonazis ont brûlé vifs des dizaines de Russes ethniques à Odessa.

Pour écraser leur demande d'indépendance, le nouveau gouvernement ukrainien, installé par les Etats-Unis, a ensuite lancé une guerre «antiterroriste» contre les provinces, avec l'aide du bataillon néonazi Azov, qui avait pris part au coup d'Etat. C'est une guerre qui se poursuit encore huit ans plus tard – une guerre dans laquelle la Russie vient d'entrer.

Au cours de ces huit années, les forces armées ukrainiennes et Azov ont utilisé l'artillerie, des tireurs d'élite et des équipes d'assassins pour massacrer systématiquement plus de 5000 personnes5 (8000 autres ont été blessées) – principalement des civils – dans la République populaire de Donetsk, selon le chef de la RPD,6 qui a fourni ces chiffres lors d'une conférence de presse récente. Dans la République populaire de Louhansk, 2000 civils supplémentaires ont été tués et 3365 blessés. Le nombre total de personnes tuées et blessées dans le Donbass depuis 2014 s'élève à plus de 18 000.

Ces faits ont tout au plus fait l'objet d'une couverture superficielle par le New York Times; ils n'ont pas été couverts par les médias dominants occidentaux, car ils ne correspondent pas au récit officiel de Washington selon lequel l'Ukraine mène une «opération antiterroriste» dans ses attaques incessantes contre la population du Donbass. Pendant huit ans, la guerre a été décrite comme une «invasion» russe, bien avant l'intervention actuelle de la Russie.

De même, le New York Times, dans sa couverture générale, a choisi de ne pas signaler que les forces ukrainiennes avaient déployé la moitié de leur armée, soit environ 125 000 hommes,7 à la frontière avec le Donbass au début de 2022.

Politiciens néonazis du Secteur droit

L'importance des politiciens néonazis du Secteur droit dans le gouvernement ukrainien8 et des milices néonazies (comme le bataillon Azov)9 dans les forces armées ukrainiennes n'est pas non plus rapportée dans les grands médias dominants. Le bataillon Azov arbore des drapeaux nazis; ils ont été formés par des équipes de conseillers militaires américains10 et sont loués sur Facebook ces jours-ci.11 En 2014, Azov a été incorporé à la Garde nationale ukrainienne sous la direction du ministère de l'Intérieur.

Les nazis ont tué quelque chose de l'ordre de 27 millions de Soviétiques/Russes pendant la Seconde Guerre mondiale (les Etats-Unis ont perdu 404 000 personnes). La Russie n'a pas oublié et est extrêmement sensible à toute menace et violence émanant des néonazis. Les Américains ne comprennent généralement pas ce que cela signifie pour les Russes, car les Etats-Unis n'ont jamais été envahis.

Ainsi, lorsque le dirigeant de l'Ukraine menace essentiellement d'obtenir des armes nucléaires, cela est très certainement considéré comme une menace existentielle pour la Russie. C'est pourquoi Poutine a mis l'accent sur ce point lors de son discours précédant l'invasion russe de l'Ukraine. Sanger et le New York Times doivent ignorer l'existence d'une menace nucléaire ukrainienne; ils peuvent s'en tirer parce qu'ils ont systématiquement omis les informations à ce sujet pendant de nombreuses années.

Sanger fait une déclaration très trompeuse lorsqu'il écrit: «Aujourd'hui, l'Ukraine ne dispose même pas de l'infrastructure de base pour produire du combustible nucléaire.»

L'Ukraine n'est pas intéressée par la fabrication de combustible nucléaire – qu'elle achète déjà aux Etats-Unis.12 L'Ukraine dispose de beaucoup de plutonium, qui est à l’heure actuelle couramment utilisé pour fabriquer des armes nucléaires; il y a huit ans, l'Ukraine détenait plus de 50 tonnes de plutonium13 dans ses assemblages de combustible usé stockés dans ses nombreuses centrales nucléaires (ce chiffre est probablement supérieur aujourd'hui, car les réacteurs ont continué à fonctionner et à produire du combustible usé).

Déclarations de Poutine

Une fois que le plutonium est retraité/séparé du combustible nucléaire usé, il devient utilisable pour la fabrication d'armes. M. Poutine a fait remarquer que l'Ukraine possède déjà des missiles pouvant transporter des têtes nucléaires et qu'elle compte certainement des scientifiques capables de développer des installations de retraitement et de fabriquer des armes nucléaires.

Dans son allocution télévisée du 21 février, M. Poutine a déclaré14 que l'Ukraine disposait toujours de l'infrastructure héritée de l'époque soviétique pour fabriquer une bombe. Il a déclaré:

«Comme nous le savons, il a déjà été déclaré aujourd'hui que l'Ukraine a l'intention de créer ses propres armes nucléaires, et ce n'est pas une simple fanfaronnade.
L'Ukraine dispose des technologies nucléaires créées à l'époque soviétique et des vecteurs de ces armes, y compris des avions, ainsi que des missiles tactiques de précision Tochka-U de conception soviétique d'une portée de plus de 100 kilomètres.
Mais ils peuvent faire plus; ce n'est qu'une question de temps. Ils ont préparé le terrain pour cela depuis l'ère soviétique.
En d'autres termes, l'acquisition d'armes nucléaires tactiques sera beaucoup plus facile pour l'Ukraine que pour certains autres Etats que je ne vais pas mentionner ici, qui mènent de telles recherches, surtout si Kiev reçoit un soutien technologique étranger. Nous ne pouvons pas non plus l'exclure.
Si l'Ukraine acquiert des armes de destruction massive, la situation dans le monde et en Europe changera radicalement, surtout pour nous, pour la Russie. Nous ne pouvons que réagir à ce danger réel, d'autant plus que, je le répète, les mécènes occidentaux de l'Ukraine peuvent l'aider à acquérir ces armes pour créer une nouvelle menace pour notre pays.»
L'US Air Force stocke actuellement 100 bombes nucléaires en Europe. Elles
sont réparties sur 6 bases militaires (points rouges) dans 5 pays membres
de l'OTAN: Belgique, Allemagne, Italie (2), Pays-Bas, Turquie. (Illustration fas.org)

L'OTAN et les Etats-Unis refusent des traités nucléaires contraignants

Dans son article du New York Times, Sanger déclare: «Les responsables américains ont répété à plusieurs reprises qu'ils n'avaient pas l'intention de placer des armes nucléaires en Ukraine.»

Mais les Etats-Unis et l'OTAN ont refusé de signer des traités juridiquement contraignants avec la Russie à cet effet. En réalité, les Etats-Unis ont fait de l'Ukraine un membre de facto de l'OTAN, tout en formant et en approvisionnant ses forces militaires et en menant des exercices conjoints sur le territoire ukrainien. Pourquoi les Etats-Unis ne placeraient-ils pas des armes nucléaires en Ukraine – ils l'ont déjà fait dans des bases militaires à l'intérieur des frontières de cinq autres membres européens de l'OTAN.15 Cela viole en fait l'esprit du Traité de non-prolifération des armes nucléaires, une autre question que Sanger évite lorsqu'il note que la Russie a exigé que les Etats-Unis retirent leurs armes nucléaires des Etats européens membres de l'OTAN.

Pendant des années, les Etats-Unis ont proclamé que les installations de défense contre les Missiles balistiques (BMD) qu'ils plaçaient en Roumanie et en Pologne, à la frontière russe, devaient les protéger contre une «menace iranienne», même si l'Iran ne disposait pas d'armes nucléaires ou de missiles pouvant atteindre les Etats-Unis.

Mais les systèmes de lancement Mark 4116 à double usage utilisés dans les installations BMD Aegis Ashore peuvent être utilisés pour lancer des missiles de croisière Tomahawk et seront équipés de missiles SM-617 qui, s'ils sont armés d'ogives nucléaires, pourraient atteindre Moscou en cinq à six minutes. Poutine a explicitement averti les journalistes18 de ce danger en 2016; la Russie a inclus le retrait des installations de DMB américaines en Roumanie et en Pologne dans ses projets de traités19 présentés aux Etats-Unis et à l'OTAN en décembre dernier.

Je me demande si Sanger a déjà envisagé quelle serait la réponse des Etats-Unis si la Russie plaçait des installations de lancement de missiles à la frontière canadienne ou mexicaine. Les Etats-Unis considéreraient-ils cela comme une menace? Exigeraient-ils que la Russie les retire ou utiliseraient-ils des moyens militaires pour y parvenir?

Il y a 30 ans

Sanger affirme que la Russie d'aujourd'hui adopte un «ton radicalement différent de celui que Moscou adoptait il y a 30 ans, lorsque les scientifiques nucléaires russes étaient volontairement recyclés pour utiliser leurs compétences à des fins pacifiques».

Les Russes répondraient qu'il y a 30 ans, l'OTAN ne s'était pas déplacée jusqu'aux frontières russes et n'inondait pas l'Ukraine de centaines de tonnes d'armes et que les Etats-Unis n'avaient pas encore renversé le gouvernement de Kiev pour y installer un régime antirusse.

Si le New York Times est toujours considéré comme le «quotidien officiel» des Etats-Unis, il est devenu, au cours des dernières décennies, le principal porte-parole des récits officiels émanant de Washington.

Il existe un réel danger pour la nation lorsqu'une presse libre est remplacée par des médias d'entreprise qui étouffent et censurent la dissidence. Plutôt qu'une presse libre, nous avons maintenant un ministère de la Propagande qui agit comme une chambre d'écho pour les derniers diktats de la Maison-Blanche. La création systématique de faux récits par les médias d'entreprise, conçus pour servir les objectifs du gouvernement fédéral, a tellement désinformé le public américain sur les événements mondiaux que la nation est prête à entrer en guerre avec la Russie.

C'est une voie suicidaire non seulement pour les Etats-Unis et l'Union européenne, mais aussi pour la civilisation dans son ensemble, car cela se terminerait probablement par une guerre nucléaire qui détruirait toutes les nations et tous les peuples.20

* Steven Starr est l'ancien directeur du programme de sciences de laboratoire clinique de l'Université du Missouri et ancien membre du conseil d'administration de Physicians for Social Responsibility. Ses articles ont été publiés par le «Bulletin of the Atomic Scientists», la «Federation of American Scientists» et le site Web «Strategic Arms Reduction» de l'Institut de physique et de technologie de Moscou. Il gère le site Web Nuclear Famine (https://nuclearfamine.org).

Source: https://consortiumnews.com/2022/03/03/ukraine-nukes/, 3 mars 2022
(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.nytimes.com/2022/02/23/us/politics/putin-ukraine-nuclear-weapons.html

2 https://kyivindependent.com/national/zelenskys-full-speech-at-munich-security-conference/

3 http://www.pircenter.org/media/content/files/12/13943175580.pdf

4 https://www.un.org/disarmament/wmd/nuclear/npt/text/

5 https://www.thecitizen.co.tz/tanzania/news/international/how-many-lives-has-the-war-in-donbass-taken--3724098

6 https://www.youtube.com/watch?v=wjslRUf0SDU

7 https://www.reuters.com/world/europe/russia-says-ukraine-has-deployed-half-its-army-donbass-conflict-zone-2021-12-01/

8 https://consortiumnews.com/2022/02/26/robert-parry-the-mess-that-nuland-made/

9 https://en.wikipedia.org/wiki/Azov_Battalion

10 https://adarapress.com/2022/02/27/ukraines-azov-battalion-has-received-teams-of-american-military-advisors-and-high-powered-us-made-weapons/

11 https://theintercept.com/2022/02/24/ukraine-facebook-azov-battalion-russia/

12 https://www.westinghousenuclear.com/sweden/om-oss/nyheter/view/westinghouse-significantly-expands-fuel-supply-in-ukraine-1

13 https://isis-online.org/uploads/isis-reports/documents/Civil_Plutonium_Stocks_Worldwide_November_16_2015_FINAL.pdf

14 https://www.riotimesonline.com/brazil-news/modern-day-censorship/president-putins-full-text-of-february-21-2022-speech-to-the-nation/

15 https://fas.org/blogs/security/2021/10/steadfastnoon2021/

16 https://www.lockheedmartin.com/content/dam/lockheed-martin/rms/documents/naval-launchers-and-munitions/MK41-VLS-product-card.pdf

17 https://www.raytheonmissilesanddefense.com/what-we-do/missile-defense/interceptors/sm-6-missile

18 https://www.youtube.com/watch?v=kqD8lIdIMRo

19 https://www.brookings.edu/blog/order-from-chaos/2021/12/21/russias-draft-agreements-with-nato-and-the-united-states-intended-for-rejection/

20 https://fas.org/2017/01/turning-a-blind-eye-towards-armageddon-u-s-leaders-reject-nuclear-winter-studies/

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