Le grand bluff américain

par Felix Abt*

(28 novembre 2025) Derrière les records boursiers et l’enthousiasme autour de l’intelligence artificielle, huit Américains sur dix luttent chaque jour pour joindre les deux bouts.

Felix Abt. (Photo mad)

Selon Forbes,1 Elon Musk est désormais la première personne de l’histoire à posséder une fortune nette de 500 milliards de dollars. Alors que Musk et les ultra-riches atteignent des sommets inimaginables, des millions d’Américains peinent à payer leurs factures.

Un récent rapport de Goldman Sachs dresse un tableau sombre: 40% des Américains qui travaillent vivent désormais au jour le jour.2 Si cette tendance se poursuit, ce chiffre atteindra 55% d’ici 2033. Parmi eux, 40% déclarent ne pas avoir fait de progrès significatif pour épargner en vue de la retraite. Ensemble, environ 80% des Américains sont à peine à flot financièrement.

Parallèlement, le coût de la retraite a augmenté de 4% par an au cours des 25 dernières années.3 En 2033, l’Américain moyen aura besoin de 1,7 million de dollars pour maintenir son niveau de vie à la retraite – contre 1,1 million en 2023. Pour la grande majorité, cet objectif est inatteignable.

Le marché immobilier reflète la même réalité. En 2000, l’accession à la propriété représentait 33% du revenu disponible médian des ménages. Aujourd’hui, c’est 51%.4 En 2002, l’acheteur moyen d’une première maison avait 36 ans; maintenant, il en a 56 – deux décennies perdues, les années mêmes où les générations précédentes fondaient une famille et construisaient leur patrimoine.

Pourtant, si vous allumez CNBC ou Bloomberg, tout semble merveilleux: les marchés boursiers à des niveaux record, le PIB en hausse, et le chômage supposément «seulement» à 4,3%.5

Mais ces chiffres sont illusoires. Le taux de chômage officiel considère comme «employé» toute personne travaillant au moins une heure par semaine. La croissance du PIB est de plus en plus tirée par les centres de données et la spéculation sur l’IA – non pas grâce à de meilleurs emplois ou à des salaires plus élevés. Pendant que les marchés flambent, seuls les dix pour cent les plus riches des Américains en bénéficient réellement.6

La révolution tant vantée de l’IA, autrefois célébrée comme un progrès de productivité, remplace en réalité déjà les travailleurs au lieu de les autonomiser. Programmeurs, analystes et employés de bureau sont licenciés alors que les profits des entreprises atteignent de nouveaux records.7

En résumé: l’économie prospère – pour ceux qui en détiennent les leviers. Pour tous les autres, c’est une perte progressive et continue.

65% des Américains déclarent ressentir des tensions financières chaque mois – contre 58% l’année précédente.8 L’indice de confiance des consommateurs de l’Université du Michigan est désormais inférieur à ce qu’il était lors de la crise financière de 2008–2009.9

Ce n’est pas une économie forte; c’est un système à deux vitesses – dans lequel les riches multiplient leur fortune grâce aux actions et à l’immobilier, tandis que la classe moyenne lutte pour survivre sous le poids de salaires stagnants et de coûts de la vie en forte hausse.

L’économiste Matt Stoller résume la situation sans détour: une économie construite sur l’inégalité.10 La richesse se concentre de plus en plus dans les actifs financiers et l’immobilier, tandis que les salaires stagnent et que la dette s’accumule. Aujourd’hui, les ménages américains détiennent six fois leur revenu annuel en actifs financiers – la majorité appartenant aux plus riches – contre 3,5 fois dans les années 1950.

A cette époque, le logement était abordable, la dette rare, et les familles vivaient selon leurs moyens.

Aujourd’hui, la survie dépend des cartes de crédit, des prêts étudiants et des hypothèques gonflées. Chaque récession menace d’effacer le peu de sécurité financière qui reste.

Même Tim Cadogan, PDG de GoFundMe, rapporte que de plus en plus d’Américains se tournent vers le financement participatif pour acheter de la nourriture.11

Ce qui a commencé comme une plateforme pour les urgences et les catastrophes est devenu une bouée de sauvetage pour la survie quotidienne.

«Les choses de base dont vous avez besoin pour vivre sont devenues beaucoup plus chères au cours des trois dernières années dans presque tous nos marchés», a déclaré Cadogan à Yahoo! Finance.12

Ce n’est pas une économie saine – c’est un signal d’alarme.

L’inflation persistante, l’endettement croissant et les salaires stagnants ont laissé des millions d’Américains dépendants de la générosité d’inconnus juste pour remplir leur réfrigérateur.

Parallèlement, les Etats-Unis assistent au plus grand transfert de richesse de l’histoire, alors que la génération des baby-boomers transmet des milliers de milliards de dollars à leurs héritiers.13 Pourtant, les dons caritatifs stagnent depuis des années à seulement 2% du PIB.14 L’écart entre la richesse croissante et l’insécurité personnelle ne cesse de se creuser.

Les Etats-Unis ne souffrent pas d’un manque d’argent – ils souffrent d’un manque d’équité.

Le monde connaît une nouvelle ruée vers l'or, alimentée cette fois-ci par les algorithmes et les centres de données. Des milliards sont investis dans des géants technologiques tels que Nvidia, Microsoft, OpenAI et Google.

Mais la productivité n'est pas au rendez-vous: 95% des entreprises ne voient aucun avantage mesurable à l'IA.7 Le marché célèbre le potentiel, pas la réalité, comme ce fut le cas lors de la bulle Internet.

L'industrie de l'IA ressemble à un circuit financier fermé: Microsoft investit dans OpenAI, OpenAI achète des services cloud à Microsoft, Nvidia investit, OpenAI achète des puces Nvidia.

Tout l'argent change de mains, sans croissance réelle. OpenAI enregistre des pertes de plusieurs milliards et a des engagements de 1300 milliards de dollars.

En outre, les «Magnificent Seven» – Apple, Microsoft, Nvidia, Amazon, Meta, Google, Tesla – contrôlent plus d'un tiers du S&P 500. Sans eux, la croissance serait pratiquement nulle.

Si l'euphorie retombe, le système s'effondre. Alors que des milliards sont investis dans des parcs de serveurs, les écoles, les logements et les infrastructures sont laissés pour compte.

La société en paie le prix: hausse des prix de l'énergie, pertes d'emplois, dépendances numériques. Le progrès technologique devient une forme de techno-féodalisme.

Conclusion: l'économie de l'IA s'apparente à un système de Ponzi mondial. Une illusion plutôt qu'un progrès.

Sans réglementation, un crash menace – cette fois-ci codé numériquement. Mais Peter Thiel, PDG de Palantir et grand prêtre de l'Etat surveillant15 omniprésent, met en garde contre la réglementation – qui, selon lui, est «l'œuvre de l'Antéchrist».16 Auto-ironie? Pas du tout.

Lors de mon récent voyage au Xinjiang,17 j'ai compris ce que «penser à l'avance» signifie vraiment: la Chine transforme les déserts en terres agricoles, construit des parcs solaires et éoliens à grande échelle, développe l'énergie hydraulique et construit des centrales nucléaires dans tout le pays en un temps record.Pendant ce temps, aux Etats-Unis, les prix de l'électricité explosent, notamment en raison des centres de données gourmands en énergie de Microsoft, Amazon et OpenAI.

L'énergie devient la monnaie de l'avenir: elle maintient les coûts d'exploitation de l'industrie chinoise, y compris l'IA, à un niveau bas tout en sapant la compétitivité de l'Occident.

La Chine pense en termes de décennies, l'Amérique en termes de trimestres. Napoléon a dit un jour: «Gouverner, c'est prévoir». A Pékin, c'est une raison d'Etat, à Washington et dans les capitales européennes, une vertu depuis longtemps oubliée.

* Felix Abt est un entrepreneur basé en Asie, auteur (felixabt.substack.com) et blogueur de voyage  (youtube.com/@lixplore).

Source: https://forumgeopolitica.com/fr/article/le-grand-bluff-americain, 1er novembre 2025

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 Forbes, «Elon Musk Becomes World’s First $500 Billion Man», 2025.

2 Goldman Sachs, «Paycheck to Paycheck Report», 2025.

3 Goldman Sachs Research, «The Future of Retirement: 2024–2033 Outlook».

4 Harvard Joint Center for Housing Studies, «State of the Nation’s Housing», 2024.

5 U.S. Bureau of Labor Statistics, Beschäftigungsbericht September 2025.

6 Federal Reserve, «Distribution of Household Wealth in the U.S.», Q2 2025.

7 Axios, Neil Irwin, «AI Investments Drive GDP, But Jobs Lag», 2024.

8 Bankrate, «Financial Strain Survey», August 2025.

9 University of Michigan, «Consumer Sentiment Index Report», September 2025.

10 Matt Stoller, «The Economy Runs on Inequality», Substack, 2024.

11 Yahoo! Finance, «GoFundMe CEO: More Americans Crowdfunding Groceries», Oktober 2025.

12 Fortune Magazine, «Groceries as the New Emergency», 2025.

13 Cerulli Associates, «U.S. Wealth Transfer Outlook», 2024.

14 Giving USA, «Annual Report on Philanthropy», 2024.

15 https://www.youtube.com/watch?v=Um-TVmzzK_g

16 https://www.theverge.com/ai-artificial-intelligence/785407/peter-thiel-antichrist-tech-regulation

17 https://forumgeopolitica.com/de/artikel/xinjiang-hinter-den-schlagzeilen-2

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