Ukraine: tout était écrit dans le plan de la «Rand Corp.»

Manlio Dinucci (Photo mad)

par Manlio Dinucci, Italie*

(28 mars 2022) Si l’on veut bien prendre un peu de recul par rapport à des évènements très angoissants, la guerre en Ukraine n’est pas une initiative russe, même si la Russie a pris l’initiative des combats en court-circuitant les forces ukrainiennes qui s’apprêtaient à attaquer la Crimée et le Donbass. Elle a été planifiée dès 2019 comme l’atteste le plan de la Rand Corporation présenté à la Chambre des représentants le 5 septembre 2019.

Le plan stratégique des Etats-Unis contre la Russie a été élaboré il y a trois ans par la Rand Corporation.1 La Rand Corporation, dont le quartier général siège à Washington, est «une organisation mondiale de recherche qui développe des solutions pour les défis politiques»: elle possède une armée de 1800 chercheurs et autres spécialistes recrutés dans 50 pays, qui parlent 75 langues, distribués en bureaux et autres sièges en Amérique du Nord, en Europe, en Australie et dans le golfe Persique. Le personnel états-unien de la Rand Corp. vit et travaille dans plus de 25 pays. La Rand Corporation, qui s’auto-qualifie d’«organisation sans profit et non partisane», est officiellement financée par le Pentagone, par les armées de terre et les forces aériennes américaines, par les Agences de sécurité nationale (CIA et autres), par des agences d’autres pays et de puissantes organisations non-gouvernementales.

(Photo www.rand.org)

La Rand Corp. se vante d’avoir contribué à élaborer la stratégie qui a permis aux Etats-Unis de sortir vainqueurs de la guerre froide, en contraignant l’Union soviétique à consumer ses propres ressources au cours d’une exténuante confrontation militaire. De ce modèle s’est inspiré le nouveau plan élaboré en 2019: «Overextending and Unbalancing Russia» [Etendre et déséquilibrer la Russie],2 soit: contraindre l’adversaire à s’étendre excessivement pour le déstabiliser et l’abattre. Voilà les principales lignes directrices d’attaque tracées dans le plan de la Rand Corp., sur lesquelles les Etats-Unis ont effectivement avancé ces dernières années.

Avant tout, stipule le plan, il faut attaquer la Russie sur son flanc le plus vulnérable, celui de son économie fortement dépendante de l’exportation de gaz et de pétrole: à cet effet, on va utiliser les sanctions commerciales et financières et, en même temps, faire en sorte que l’Europe diminue l’importation de gaz russe, en le remplaçant par du gaz naturel liquéfié étasunien.

Dans le domaine idéologique et informatif, il faut encourager les protestations internes et en même temps miner l’image de la Russie à l’extérieur. Dans le domaine militaire, il faut opérer pour que les pays européens de l’OTAN augmentent leurs forces dans une fonction antirusse.

Les Etats-Unis peuvent avoir de hautes probabilités de succès et de forts bénéfices, avec des risques modérés, en investissant majoritairement dans des bombardiers stratégiques et des missiles d’attaque à longue portée dirigés contre la Russie. Déployer en Europe de nouveaux missiles nucléaires à portée intermédiaire pointés sur la Russie leur assure de fortes probabilités de succès mais comporte aussi de grands risques.

En calibrant chaque option pour obtenir l’effet désiré – conclut la Rand – la Russie finira par payer le prix le plus fort dans la confrontation avec les Etats-Unis, mais ces derniers et leurs alliés devront investir de grosses ressources en les soustrayant à d’autres objectifs.

Dans le cadre de cette stratégie – prévu en 2019 dans le plan de la Rand Corporation – «fournir des aides létales à l’Ukraine exploiterait le plus grand point de vulnérabilité extérieure de la Russie, mais toute augmentation des armes et du conseil militaire fournis par les Etats-Unis à l’Ukraine devrait être attentivement calibrée afin de provoquer les coûts pour la Russie sans provoquer un conflit beaucoup plus ample dans lequel la Russie, à cause de la proximité, aurait des avantages significatifs».

C’est justement là – dans ce que la Rand Corporation définissait comme «le plus grand point de vulnérabilité extérieure de la Russie», exploitable en armant l’Ukraine de façon «calibrée pour augmenter les coûts pour la Russie sans provoquer un conflit beaucoup plus ample» – qu’est survenue la rupture.

Prise dans un étau politique, économique et militaire que les Etats-Unis et l’OTAN resserraient de plus en plus, en ignorant les avertissements répétés et les propositions de négociations de la part de Moscou, la Russie a réagi avec une opération militaire qui a détruit en Ukraine plus de 2000 structures militaires réalisées et contrôlées en réalité non pas par les gouvernants de Kiev mais par les commandements des Etats-Unis et de l’OTAN.

L’article qui, il y a trois ans, rapportait le plan de la Rand Corporation se terminait par ces mots: «Les ‹options› prévues par le plan ne sont en réalité que des variantes de la même stratégie de guerre, dont le prix en termes de sacrifices et de risques est payé par nous tous.»

Nous sommes en train de le payer maintenant, nous les peuples européens, et nous le paierons de plus en plus cher, si nous continuons à être des pions sacrifiés dans la stratégie Etats-Unis-OTAN.

* Manlio Dinucci est un géographe et geopolitologue italien. Ses derniers ouvrages publiés sont: Laboratorio di geografia, Zanichelli 2014; Diario di viaggio (drei Bände), Zanichelli 2017; L’arte della guerra / Annali della strategia Usa/Nato 1990–2016, Zambon 2016; Guerra nucleare. Il giorno prima. Da Hiroshima a oggi: chi e come ci porta alla catastrofe, Zambon 2017; Diario di guerra. Escalation verso la catastrofe (2016–2018), Asterios Editores 2018.

Source: https://www.voltairenet.org/article215897.html, 8 mars 2022

(Traduction Marie-Ange Patrizio)

1 Cf. «Rand Corp: comment abattre la Russie», par Manlio Dinucci, Manifesto (Italie) , Réseau Voltaire, 21 mai 2019

2 Overextending and Unbalancing Russia, James Dobbins, Raphael S. Cohen, Nathan Chandler, Bryan Frederick, Edward Geist, Paul DeLuca, Forrest E. Morgan, Howard J. Shatz, Brent Williams, Rand Corporation, April 2019.
Cf. aussi les détails du plan dans Extending Russia: Competing from Advantageous Ground, Raphael S. Cohen, Nathan Chandler, Bryan Frederick, Edward Geist, Paul DeLuca, Forrest E. Morgan, Howard J. Shatz & Brent Williams, Rand Corporation, May 25, 2019. Ces deux rapports furent présentés à la Chambre des Représentants américaine le 5 septembre 2019

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