Dans des eaux dangereuses

La Berne fédérale est en train de couler la neutralité suisse. Le pays doit reprendre le cap

par Thomas Scherr*

(12 avril 2024) A peine remarquée par l’opinion publique, la Berne fédérale a conduit le pays à une dangereuse proximité avec l’UE et l’OTAN. Depuis quelques mois, la situation de la Suisse en matière de politique étrangère s’aggrave. Comme par magie, le pays est directement entraîné dans un conflit géopolitique de grande ampleur, mais personne ou presque n’en parle. La Suisse aux côtés de l’OTAN et de l’UE dans la prochaine guerre mondiale? – Comment le pays peut-il retrouver son autonomie?

On entend dire à Berne que notre pays conserve sa neutralité tout en pouvant participer aux mesures prises contre la Russie (mesures coercitives, expropriation de biens russes, etc.). Le droit de la neutralité le permettrait. Mais la réalité est tout autre. Dans la Berne fédérale, on coule notre neutralité à la légère, et il faudra d’énormes efforts pour réparer, ne serait-ce que partiellement, les dégâts causés.

Une obéissance anticipée

Fin février 2022, le Conseil fédéral aurait pu sans problème invoquer la neutralité historique du pays, et ce sans perdre la face. Au lieu de cela, les Chambres fédérales ont adopté sans hésiter la totalité des sanctions de l'UE – et non de l’ONU(!).1 Pire encore – des mesures pas même en vigueur dans l’UE sont appliquées avec dévotion, par obéissance anticipée.2

Cet abandon d’une position neutre est accueilli avec incompréhension dans le monde entier. Dans notre pays, il est présenté comme une adaptation nécessaire à la situation politique. La réalité est tout autre. La Suisse n’est plus considérée comme neutre. Entre-temps, le pays n’entre plus en ligne de compte comme lieu de négociation neutre. Ainsi, en avril 2022, l’Ukraine et la Russie ont négocié à Istanbul – mais pas à Genève.

Berne compromet sa neutralité

Les négociations de paix prévues en Suisse par le Conseiller fédéral Ignazio Cassis avec le président ukrainien Zelensky témoignent de la confusion qui règne au sein du Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE) en matière de politique de neutralité. On ne peut que s’étonner de l’ampleur du phénomène. Pour d’autres Etats également, la Suisse n’entre plus en ligne de compte comme lieu de négociation. Il faudra des années, voire des décennies, pour réparer ces dommages par une realpolitik neutre réfléchie – et pas seulement par des mots!

Le DFAE met en danger la place économique et financière

Avec une exécution anticipée des sanctions de l’UE et un débat officiel sur une éventuelle confiscation des avoirs russes, Berne compromet en outre le rôle de la Suisse en tant que place bancaire stable et digne de confiance dans le monde entier. Qui voudra encore placer sa fortune à Zurich ou à Genève si le Conseil fédéral cède à toute pression politique extérieure?

Le pays devient ainsi un simple pion dans la politique internationale. Au lieu de chercher un équilibre international de manière autonome et de renvoyer les puissances à sa neutralité, Berne donne l’impression de se mettre au service d’une seule puissance. Le pays se met ainsi à découvert et ne peut plus agir de manière neutre. Un regard sur l’histoire récente montre qu’une politique de neutralité n’est jamais gratuite.

Un coup d'œil sur le passé

La neutralité a protégé le pays tout au long des deux guerres mondiales. En tant que lieu neutre, avec ses «Bons offices» et le siège de la Croix-Rouge internationale, notre pays a pu apporter une aide internationale même dans les périodes les plus difficiles.

Mais la neutralité n’était pas un simple cadeau. Les diplomates du pays ont dû lutter durement pour la survie du pays dans le cadre de négociations parfois rocambolesques avec des représentants de dictateurs, des banquiers avides et des gouvernements pratiquant le chantage. Dès qu’une partie exigeait quelque chose, l’autre voulait faire de même ... Encerclés par le Reich allemand et l’Italie de Mussolini, les négociateurs ont malgré tout tenté de trouver un équilibre pour le pays avec les Alliés. En ces temps difficiles, le Conseil fédéral a bénéficié du soutien de la population, qui pouvait compter sur le gouvernement pour faire tout ce qui était en son pouvoir afin de maintenir la Suisse en dehors des conflits et d’assurer l’approvisionnement du pays.

Avec l’élection du Vaudois Henri Guisan au poste de général le 30 août 1939, on a trouvé une personnalité indépendante et mûre. Avec clairvoyance et habileté, il a réussi à tenir le pays à l’écart des agressions guerrières du Reich millénaire d’Hitler pendant plus de six ans.

«La malice du temps»

Les expériences des deux guerres mondiales ont été considérées pendant des décennies comme le fil conducteur d’une politique étrangère autonome et stable, tout en étant coopérative. Mais la malice du temps réside dans l’oubli de ses propres forces. Quatre erreurs de parcours témoignent de l’orientation grave et lourde de conséquences que la classe politique a donnée au pays au cours des trois dernières décennies:

  • Le rapprochement insidieux avec l’UE et donc le lent abandon des droits de démocratie directe.
  • La participation à l’organisation subsidiaire de l’OTAN «Partnership for Peace» (PfP).
  • L’aspiration à un siège au Conseil de sécurité de l’ONU.
  • Et l’abandon de fait de la politique de neutralité réelle.

Les conséquences de l'«Alleingang» de Berne

Sans correction, les conséquences seront graves:

  • En se rattachant au bloc UE/OTAN, le pays devient partie prenante dans le conflit militaire qui se dessine entre l’OTAN et la Russie, avec toutes les conséquences guerrières possibles.
  • Le rattachement insidieux à l’UE réduit considérablement les droits à l’autodétermination. Ce ne sera plus le peuple lui-même ou la Confédération et les cantons, mais une centrale européenne non démocratique à Bruxelles qui déterminera la vie quotidienne en Suisse par le biais de ses ordonnances.
  • Le siège au Conseil de sécurité de l’ONU n’a pas été obtenu gratuitement. La classe politique a dû et devra encore se montrer reconnaissante envers ses «bienfaiteurs».

Les droits populaires sont toujours en vigueur et le pays est encore indépendant. Avec plusieurs initiatives populaires, les citoyens ont la possibilité d'exercer une influence sur un meilleur développement (initiative sur la neutralité,3 initiative sur la souveraineté,4 etc.)

Le petit Etat indépendant et neutre qu'est la Suisse peut toujours et encore être la clé d'une évolution plus pacifique pour l'Europe, à condition qu'il se retrouve lui-même.

* Thomas Scherr s’engage comme auteur indépendant pour le «Point de vue Suisse».

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 Alfred de Zayas, «Les seules sanctions légales sont celles qui sont imposées par le Conseil de sécurité»

2 Carl Baudenbacher, «La Suisse et l’UE se sont fourvoyées dans leur politique de sanctions contre la Russie»

3 Initiative sur la neutralité, https://neutralitaet-ja.ch/fr/

4 Initiative sur la souveraineté, https://droits-fondamentaux-oui.ch

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