La neutralité est un principe de politique étrangère et non une profession de foi émotionnelle
Initiative sur la neutralité: des arguments plutôt que des slogans
par le Prof. em. Wolf Linder*
(13 juin 2025) A peine l’initiative populaire «pour une Suisse neutre, ouverte au monde et humanitaire» avait-elle été déposée que les médias dominants se sont unis pour la dénigrer: «initiative blocherienne» ou «initiative poutiniste», tel était le verdict. Il s’agissait de discréditer dès le départ cette initiative populaire par la propagande et d’étouffer dans l’œuf toute discussion objective.

(Photo mad)
En tant que politologue et citoyen, cela me révolte. Car toute ma vie, j’ai expliqué à mes étudiants: «En Suisse, les questions nationales les plus importantes sont réglées dans la Constitution fédérale. Elles sont décidées par les citoyens après une discussion sérieuse et objective.»
Cela devrait également s’appliquer à une initiative populaire qui concerne l’une des questions politiques les plus importantes de la Suisse: l’avenir de la neutralité de notre pays. Il s’agit d’un sujet qui transcende les clivages politiques. Je soutiens l’initiative sur la neutralité pour des raisons qui devraient convaincre non seulement les conservateurs, mais aussi les libéraux, la gauche et les Verts.

Pourquoi la neutralité doit être inscrite dans la Constitution
Pendant des décennies, la neutralité suisse était une évidence dont on ne parlait guère. «La Suisse est neutre», c'est ce qu’on apprend à tous nos enfants. Mais actuellement, beaucoup ne savent plus vraiment ce que cela signifie. Ni les enfants, ni les adultes.
Même certains membres du Conseil fédéral semblent avoir une conception très vague de la neutralité. Sinon, le conseiller fédéral Cassis n’aurait pas pu, après le déclenchement de la guerre en Ukraine au printemps 2022, reprendre mot pour mot toutes les sanctions de l’UE contre la Russie tout en déclarant que nous restions neutres. La réaction de l’étranger ne s’est pas fait attendre. Le président américain Biden et le président russe Poutine ont déclaré avec un rare consensus que la Suisse n’était plus un Etat neutre.
Lors de la conférence du Bürgenstock, Zelensky a été courtisé en tant qu’invité, tandis que Poutine n’était pas invité. Récemment, certains militaires ont sérieusement préparé le concept d’un détachement suisse équipé d’hélicoptères pour des missions à l’étranger.
La neutralité, je pose la question: qui y croit encore aujourd’hui?
Contre la relativisation et la dilution de la neutralité
Il ne suffit pas que nous croyions nous-mêmes à la neutralité. La neutralité doit avant tout être crédible aux yeux du monde extérieur. Malheureusement, le Conseil fédéral a quelque peu compromis cette crédibilité au cours des dernières années. C’est pourquoi l’initiative populaire veut ancrer la neutralité et ses principes fondamentaux dans la Constitution.
En effet, cette initiative vise à inscrire notre neutralité dans la Constitution fédérale en tant que principe fondamental de la politique étrangère, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Elle sera ainsi en partie soustraite à la pensée à court terme des politiciens et de certains conseillers fédéraux. Mais surtout, elle renforce une politique étrangère crédible et fiable. Elle la protège également contre les tentatives de pression extérieures, telles que celles que nous subissons actuellement.
Je trouve cela bon et raisonnable.
Ce n’est pas une affaire de cœur, mais un principe de politique étrangère
Certains ont manifestement oublié ce que signifie être neutre. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, de nombreux citoyens et politiciens chevronnés se sont indignés: «Comment pouvons-nous rester neutres alors qu’un grand pays envahit un petit pays? Comment peut-on encore parler de neutralité alors que la Russie commet un crime contre le droit international et transforme des milliers d’Ukrainiens innocents en victimes de guerre?»
L’indignation était généralisée et étouffait tout débat objectif. La compassion est compréhensible. Mais la neutralité n’est pas une question de sympathie, ni une affaire de cœur, c’est le principe d’une politique étrangère. Il signifie: la Suisse reste indépendante, ne participe pas aux guerres et contribue à résoudre les conflits violents par des moyens pacifiques.
Ce n’est pas la morale personnelle et l’émotion, mais l’idée de paix qui constitue le fondement éthique de la neutralité.
En outre, la neutralité vise à préserver l’unité interne du peuple. C’est ce que nous a enseigné l’écrivain Carl Spitteler dans son discours «Notre point de vue suisse» il y a plus de 100 ans.1
A l’époque, au début de la Première Guerre mondiale en 1914, les sympathies des Suisses alémaniques allaient à l’Empire allemand. Le cœur des Romands, en revanche, battait pour les Français. Spitteler a appelé à mettre de côté ces sympathies unilatérales. Car si les Suisses alémaniques et les Romands suivaient la voix de leur cœur, cela conduirait à la division de la Suisse et à la fin de la neutralité. Plus encore: une Suisse divisée pourrait être entraînée dans la guerre. Spitteler a donc appelé à préserver notre propre position indépendante et neutre.
En temps de guerre, la partie neutre reste impartiale envers les belligérants. C’est ce qu’a tenté de faire la Suisse pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, ainsi que pendant la guerre froide, pas toujours avec succès, mais malgré tout. Nous avons bien sûr tous nos sympathies et antipathies personnelles, mais sur le plan politique, la Suisse neutre ne fait pas de distinction entre les «bons» et les «méchants» Etats.
L’ancien président américain Joe Bush, en revanche, œuvrait ainsi avec son «axe du mal»: «Quiconque est avec nous est un bon Etat, quiconque est contre nous fait partie des Etats voyous.» Cette division du monde entre «bons» et «méchants» est le contraire de la neutralité.

confiance et l'acceptation de toutes les parties à un conflit. (Photo mad)
L’exemple du CICR
L’impartialité est également défendue par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Sans une distance égale entre les parties belligérantes – les «bonnes» comme les «mauvaises» –, il ne pourrait remplir ses missions humanitaires. Comme le montre le CICR, l’impartialité ne signifie pas l’indifférence face aux événements mondiaux. Malgré sa neutralité, la Suisse a accompli un travail considérable dans le domaine humanitaire. Cela a commencé en 1871 avec l’accueil dans le Jura des 80 000 soldats vaincus de l’armée de Bourbaki, puis s’est poursuivi avec l’accueil de réfugiés de guerre pendant les deux guerres mondiales, de Hongrie en 1956 et aujourd’hui avec les 70 000 réfugiés ukrainiens.
L’aide humanitaire et la raison politique de la neutralité ne s’excluent donc pas mutuellement. Le cœur et la raison, la morale de l’aide humanitaire et l’éthique de la responsabilité de la neutralité et de la paix ne sont pas contradictoires. Ils se complètent. Cela peut se résumer en une formule simple: oui à la solidarité avec les victimes de la guerre des deux camps, mais non à la solidarité avec une partie belligérante.
Plus d’OTAN n’est pas compatible avec la neutralité
Notre relation avec l’OTAN sera un sujet brûlant dans la campagne référendaire. La situation géopolitique est incertaine. Les pays européens renforcent leur armement, y compris la Suisse. Beaucoup pensent que nous devrions nous placer sous le bouclier de l’OTAN. Je trouve que c’est une mauvaise idée.
Premièrement, ce bouclier n’est pas gratuit. En tant que membre de l’OTAN, nous aurions des obligations d’alliance au lieu de la neutralité. L’article 5 des statuts de l’OTAN stipule qu’en cas d’«attaque armée» contre un pays membre, les autres Etats doivent prendre «les mesures qu’ils jugent nécessaires», y compris le recours à la force armée. Cela s’appliquerait bien sûr également à notre pays.
Deuxièmement, l’OTAN n’est plus depuis longtemps une simple alliance défensive. En Afghanistan, en Serbie, en Libye, l’OTAN a mené des guerres ou y a participé, parfois même en violation du droit international et sans qu’un pays membre de l’OTAN n’ait été attaqué. L’OTAN est devenue le bras armé des Etats-Unis pour assurer la domination de l’Occident et de ses intérêts économiques.
On peut trouver cela bien ou mal. Mais une chose est incontestable: l’OTAN intervient par des moyens militaires bien au-delà de ses frontières, bien au-delà des frontières de l’Europe. Et elle estime que cela est justifié: «Notre sécurité n’est pas seulement défendue dans l’Hindou Kouch», déclarait en 2004 l’ancien ministre allemand de la Défense Peter Struck. Mais au lieu de la sécurité et de la démocratie, ces interventions ont laissé derrière elles un chaos politique et des flux supplémentaires de réfugiés vers l’Europe.
Nos enfants et petits-enfants devront-ils un jour participer à de telles aventures?
«Linder peint le diable sur la muraille», diront les partisans de l’OTAN. «Nous ne voulons pas devenir membre de l’OTAN, mais simplement coopérer avec l’alliance sur des questions techniques.» Cela semble raisonnable à première vue et c’est déjà le cas depuis longtemps dans le domaine de l’aviation de combat, de la sécurité de l’espace aérien et dans de nombreux autres domaines militaires.
Mais où sont les limites? Des manœuvres communes, des états-majors communs, des contingents de troupes pour l’OTAN?
Où sont les lignes rouges incompatibles avec la neutralité?
Nous pourrions connaître le même sort que l’UE: nous ne sommes pas membres, mais nous respectons les règles et les attentes de Bruxelles plus fidèlement que certains Etats membres. Nos autorités pourraient très bien interpréter le cas d’alliance avec l’OTAN comme un ordre de marche pour les contingents suisses, en invoquant la situation extraordinaire et une neutralité «assouplie».
Mais la réponse honnête est la suivante: nous ne pouvons pas avoir les deux, l’OTAN et la neutralité. Nous devons choisir, même si c’est difficile: l’OTAN ou la neutralité.
Le boom contestable des sanctions
Les esprits s’échauffent également sur la question des sanctions. Les sanctions sont des mesures coercitives unilatérales prises par un Etat, un groupe d’Etats ou l’ONU à l’encontre d’un autre Etat. Elles sont de plus en plus fréquentes, certains parlent même d’une véritable «sanctionnite».
Bon nombre de ces sanctions violent le droit international et constituent des mesures punitives illégales prises par les plus puissants à l’encontre des plus faibles.
L’initiative sur la neutralité exige que la Suisse ne participe qu’aux sanctions décidées par l’ONU. La raison est simple. Bien qu’elles ne soient adoptées «que» par le Conseil de sécurité et non par l’Assemblée générale, les sanctions de l’ONU sont les seules qui puissent prétendre à la légitimité d’une organisation mondiale et qui soient contraignantes pour l’ensemble de la communauté internationale.
Cela contraste avec les sanctions de l’UE contre la Russie, qui sont controversées dans d’autres parties du monde.
En tant que membre de l’ONU, la Suisse est tenue, en vertu du droit international, d’appliquer les sanctions non militaires de l’ONU.
En cas de mesures coercitives non militaires prises par d’autres Etats ou par l’UE, la Suisse prend des mesures visant à empêcher que ces Etats ne contournent ces sanctions via la Suisse. La Suisse n’élargit pas le commerce avec une partie belligérante afin de ne pas pouvoir être accusée de profiter de la guerre.
Certains prétendent que renoncer aux sanctions limiterait la marge de manœuvre de la Suisse en matière de politique étrangère. C’est pourtant le contraire qui est vrai. Actuellement, la Suisse participe à 27 sanctions. Seules 14 d’entre elles ont été décidées par l’ONU. Le Conseil fédéral n’est pas tenu de soutenir les 13 autres paquets de sanctions adoptés par l’UE. La Suisse resterait libre, en vertu du droit international, de prendre ses propres mesures. Cela élargirait la marge de manœuvre de la Suisse en matière de politique commerciale. Il ne saurait être question d’un musellement de la politique étrangère.
Au contraire, comme le montre l’exemple de l’Iran: les Etats-Unis imposent à l’Iran des sanctions que la Suisse ne soutient pas.
Des arguments de principe plaident également contre de nombreuses sanctions:
- elles ne touchent pas les gouvernements fautifs, mais la population, en particulier les couches les plus pauvres.
- La population concernée se solidarise avec le gouvernement sanctionné.
- Les sanctions prolongent le conflit.
- Elles conduisent très rarement à un changement de régime.
L’exemple de Cuba illustre bien cette problématique. Parce que le régime de leur petit voisin leur déplaît, les Etats-Unis boycottent Cuba depuis plus de 60 ans en lui imposant des sanctions sévères. Malgré cela, le régime est toujours au pouvoir. Malgré la paupérisation, il n’y a pas eu jusqu’à présent de soulèvement populaire contre le régime. Les sanctions servent plutôt à maintenir au pouvoir le gouvernement, qui peut rendre les Etats-Unis responsables de la pauvreté et des pénuries. Le conflit entre les Etats-Unis et Cuba reste sans solution, car aucune négociation n’est en cours entre les deux parties pour instaurer une paix entre voisins.
En bref, les sanctions obéissent à la logique de la guerre, et non à celle de la paix.
Efforts de paix sous le signe de la neutralité
Selon le texte de l’initiative, la neutralité de la Suisse doit servir expressément à préserver et à promouvoir la paix. La Suisse se tient à disposition en tant que médiatrice.
C’est plus qu’un vœu pieux. Après la Seconde Guerre mondiale, la Suisse a initié, organisé ou mené toute une série d’activités de médiation au nom d’organisations internationales. En voici quelques exemples:
- La mission suisse/suédoise de surveillance du cessez-le-feu entre la Corée du Nord et la Corée du Sud (depuis 1953).
- L’organisation de la conférence de paix d’Evian, qui a réuni la France et l’Algérie autour de la table des négociations et a mis fin à l’une des guerres coloniales les plus sanglantes (1962).
- La médiation entre la Russie et la Tchétchénie (1997 et suivantes).
- Le rapport d’enquête sur la guerre entre la Géorgie et la Russie en 2008, commandé par le Conseil des ministres de l’UE. Le rapport suisse est l’un des rares à avoir été reconnu par les deux parties au conflit.
- Les Accords de Minsk (2014/15).
- Les nombreuses initiatives au sein de l’OSCE, avant et pendant le mandat du secrétaire général suisse, l’ambassadeur Greminger (2017 à 2020).
En outre, Genève s’est développée comme un centre de diplomatie internationale. La Suisse est ainsi dépositaire de près de 80 accords internationaux, contre 20 pour l’Allemagne.
Ce sont là des réalisations de la diplomatie suisse qui sont peu remarquées ou volontiers minimisées aujourd’hui. Certes, de nombreux efforts de paix sont restés vains. Mais faire la paix est un art exigeant. Son succès dépend de la volonté des parties de conclure réellement la paix.
Il faut toutefois également que les médiateurs jouissent d’une impartialité crédible. La Suisse n’est certes pas le seul acteur capable de mener des négociations de paix. Mais grâce à la neutralité, les représentants suisses ont souvent bénéficié davantage que d’autres de la confiance nécessaire pour traiter les deux parties au conflit de manière impartiale et égale.
La neutralité doit s’appliquer à l’échelle mondiale
Mais toutes ces considérations ont-elles encore une valeur à l’heure des bouleversements géopolitiques, où de nouveaux blocs de pouvoir émergent avec la Chine et l’Inde, les pays BRICS et, dans un avenir lointain, l’Afrique? A l’avenir, l’Europe ne sera plus le centre du monde, ni sur le plan économique ni sur le plan politique. Notre neutralité doit également être crédible pour la Chine, pour l’Inde et pour tous les pays du Sud. Elle doit aussi être crédible pour les pays de religions différentes ou pour les pays non démocratiques, où vivent actuellement deux tiers de la population mondiale. En d’autres termes, notre neutralité devra à l’avenir faire ses preuves à l’échelle mondiale.
La Charte des Nations Unies, qui exige de tous les Etats qu’ils renoncent à la guerre et à la menace de la violence, doit rester notre ligne directrice. Si la Suisse veut contribuer à la paix mondiale à l’avenir, elle doit s’élever contre les violations du droit international humanitaire, et ce de toutes les parties.
Une telle neutralité est difficile à mettre en œuvre et peut être politiquement inconfortable. Mais elle présente également des avantages économiques évidents, par exemple lorsque nous ne prenons pas parti dans la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine. Ce n’est pas de l’égoïsme national qu’une politique économique extérieure équitable prend également au sérieux les intérêts des Etats non occidentaux et ceux des pays en développement. Il faut trouver un équilibre entre le monde pauvre et le monde riche, sans lequel il ne peut y avoir de paix durable dans le monde.
La neutralité suisse et son attachement à des fondements fiables du droit international ne servent pas seulement à garantir la sécurité et la paix intérieure de notre pays. Ils peuvent également contribuer modestement à un monde plus pacifique.
La neutralité suisse n’a toutefois d’avenir que si elle reste crédible et fiable au-delà des frontières européennes. Son ancrage dans la Constitution fédérale ne peut être que bénéfique.
* Wolf Linder est professeur émérite de sciences politiques. Linder est co-initiateur de l’«Appel à la gauche et aux Verts» pour soutenir l’«initiative sur la neutralité» soutenue par l’UDC. |
Source: https://www.infosperber.ch/politik/schweiz/neutralitaetsinitiative-argumente-statt-parolen/, 16 mai 2025
1 https://swiss-standpoint.ch/warum-ein-schweizer-standpunkt-fr.html
Le discours complet de Carl Spitteler, prononcé le 14 décembre 1914 à Zurich, est disponible au format PDF à imprimer ici. Discours de Carl Spitteler au format PDF