A propos de la neutralité suisse

Dangereuse imbrication entre l’armée suisse et l’OTAN

Jean-Paul Vuilleumier. (Photo mad)

par Jean-Paul Vuilleumier, rédaction du «Point de vue Suisse»

(28 juillet 2023) La neutralité armée perpétuelle est l’un des principes les plus importants de la politique étrangère suisse. L’idée de neutralité est bien ancrée dans notre pays, sa population et son histoire. La supprimer directement et ouvertement n’est donc pas réalisable. Depuis quelques décennies, on s’emploie toutefois à affaiblir et à décomposer le concept initial de neutralité.

Dans cet article, nous présenterons d’abord quelques événements actuels relevant du droit et de la politique de la neutralité.

Ensuite, l’article aborde les étapes – ignorées par beaucoup – de l’intégration de la Suisse dans l’OTAN depuis une trentaine d’années. Plusieurs de ces étapes ont suscité une opposition claire, tant au Parlement que dans la population, mais le Conseil fédéral et les médias ont soit ignoré cette opposition, soit l’ont combattue par une propagande massive. Il est urgent de mettre un terme à cette dérive antidémocratique et dissolvante de la neutralité et de la corriger.

Actualité

Le débat sur la politique de neutralité de la Suisse bat son plein depuis le début de l’année 2022. Les raisons en sont – entre autres – les suivantes:

  • La Suisse a repris pratiquement sans restriction les sanctions américaines et européennes contre la Russie.
  • Le Département des Affaires étrangères a opté pour la «neutralité coopérative» en lieu et place de la «neutralité intégrale».
  • La Suisse siège au Conseil de sécurité de l’ONU.
  • La neutralité intégrale du pays est essentielle pour le travail du CICR, la plus importante organisation humanitaire au monde.
  • La récolte de signatures en faveur d’une «Initiative populaire fédérale pour le maintien de la neutralité perpétuelle et armée» est en cours.
  • La conseillère fédérale Viola Amherd décide pratiquement seule – de manière antidémocratique et conformément à l’OTAN – de l’achat de chasseurs-bombardiers américains F-35.
  • Les médias et une partie des membres du Parlement font une publicité appuyée pour le transfert direct et/ou indirect de munitions, d’armes et de chars suisses à l’Ukraine.
  • En février 2023, le commandant de corps Thomas Süssli, chef de l’Armée suisse, reçoit le général Christopher Cavoli, commandant suprême de l’OTAN en Europe, pour des entretiens visant à «intensifier la coopération avec l’OTAN».
  • Comme le général Cavoli est, outre sa fonction au sein de l’OTAN, commandant des Forces américaines en Europe (USEUCOM), les possibilités de «renforcer la coopération bilatérale» avec les Forces armées américaines sont également discutées.
  • La conseillère fédérale Viola Amherd affirme que la Suisse ne peut se protéger contre les dangers actuels qu’avec le soutien de l’OTAN. C’est pourquoi elle se sent obligée adhérer à l’initiative «Sky Shields» dirigée par l’OTAN pour la défense sol-air.

Rétrospective

1996: «Partenariat pour la Paix» (PpP)

En 1994, l’OTAN crée une sous-organisation Partenariat pour la Paix (PpP). Dès 1996, le Conseil fédéral décide d’y adhérer. A l’époque, le PpP se composait de 29 pays membres de l’OTAN et de 22 pays partenaires.

Des parlementaires fédéraux de sept partis demandent au Conseil fédéral de soumettre l’adhésion au PpP au Parlement et au référendum facultatif.

Le Conseil fédéral n’entre pas en matière et le 11 décembre 1996, le conseiller fédéral Flavio Cotti, chef du Département des Affaires étrangères, signe le document-cadre du «Partenariat pour la Paix» au siège de l’OTAN à Bruxelles.

Les objectifs suivants y sont notamment mentionnés:

  • «développer des relations militaires de coopération avec l’OTAN»;
  • «se doter de forces plus en mesure d’opérer avec celles des membres de l’Alliance de l’Atlantique Nord».

Voici des objectifs singuliers pour un «partenariat pour la paix»!

1997: «Conseil de partenariat euro-atlantique» (CPEA)

Un an plus tard (1997), le Conseil fédéral franchit l’étape suivante, l’adhésion au Conseil de partenariat euro-atlantique (CPEA), de façon aussi arbitraire que l’adhésion au PpP. Le 30 mai 1997, il adhère à cette instance de l’OTAN sans débat ni consultation des commissions parlementaires compétentes.

Une fois de plus, des parlementaires de tout l’éventail politique protestent violemment contre cette procédure antidémocratique.

En signant le CPEA, le Conseil fédéral a accepté les trois conditions suivantes:

  • l’obligation de participer au moins quatre fois par an à des réunions ministérielles;
  • l’obligation de siéger sous la présidence du Secrétaire général de l’OTAN;
  • l’obligation de collaborer avec l’OTAN dans la «lutte contre le terrorisme international».

1999: Révision de la Constitution fédérale

En 1999, la votation sur la révision de la Constitution fédérale constitue une autre étape du rapprochement avec l’OTAN. Elle a été décrite de façon fallacieuse comme étant une «mise à jour» sans grande importance. La «brochure d’informations sur les objets soumis au vote», ne contenait rien sur les innovations lourdes de conséquences dans le domaine de l’armée:

  • La nouvelle Constitution affaiblit le principe de milice, elle introduit une nouvelle catégorie de «militaires en service long», elle réduit les compétences des cantons, prive le Parlement de son pouvoir militaire en transférant la compétence de décision militaire au Conseil fédéral et lève ainsi d’importants obstacles qui s’opposaient à un rapprochement avec l’OTAN.

La votation populaire sur la révision de la Constitution fédérale a lieu le 18 avril 1999. Le projet est accepté.

1999: L’OTAN se transforme en «alliance offensive»

Un mois plus tôt, le 24 mars 1999, les forces de l’OTAN déclenchent – sans mandat de l’ONU et donc en violation du droit international – la première guerre d’agression sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle est planifiée à Washington et dirigée depuis les Etats-Unis. Pendant 78 jours, les infrastructures civiles de la Serbie sont bombardées quotidiennement par les avions de l’OTAN.

Un mois après le début de la guerre, le 24 avril 1999, les représentants gouvernementaux des Etats membres de l’OTAN adoptent à Washington un nouveau «concept stratégique» par lequel ils transforment la dite «alliance défensive» existant depuis 1949 en une «alliance offensive».

2001: Révision de la Loi fédérale sur l’armée

Malgré cette agression en flagrante violation du droit international contre un pays européen, le Conseil fédéral soumet au Parlement en 2001 une révision de la Loi fédérale sur l’armée permettant d’armer les troupes suisses à l’étranger et de promouvoir la collaboration militaire avec les Etats de l’OTAN.

Dans le cadre de la propagande du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), on a notamment affirmé que «les engagements armés à l’étranger sont une partie de notre neutralité vécue, solidaire et ouverte sur le monde» et qu’ils «ne posent aucun problème par rapport à la neutralité».

Le référendum contre cette révision de la Loi fédérale sur l’armée est rejeté de justesse. Il ne manquait que 20 000 voix au niveau national pour que le projet soit rejeté.

Evolution des effectifs de l’armée de 1968 à 2020:
effectifs planifiés (en bleu) et effectifs réels (en rouge). Au
cours des 30 dernières années, les effectifs de l’armée ont été
réduits de 75%, d’environ 400 000 à 100 000.

2003: «Armée XXI»

En 2003, une seconde votation sur l’armée – le projet «Armée XXI» – est soumis au vote du peuple. Ce projet vise principalement à réduire davantage l’armée et à la transformer selon les normes de l’OTAN.

Les points principaux sont:

  • la réduction massive et le rajeunissement considérable des troupes;
  • la réduction ou la dissolution de troupes entières;
  • le remplacement des corps, divisions et régiments par les «bataillons» et les «brigades» voulues par l’OTAN;
  • la suppression de la participation du peuple à des questions fondamentales de l’armée.

Les deux Chambres fédérales approuvent l’Armée XXI, à la suite de quoi les opposants lancent le référendum. Pendant la campagne de votation, parmi de nombreux autres arguments manipulateurs, on entend dire de l’intérieur du DDPS:

  • «Aujourd’hui, être neutre n’a plus aucun sens.» ou
  • «La défense nationale est insensée et n’est pas finançable.» ou
  • «il faut laisser la neutralité, qui n’a plus de nécessité, mourir en douceur» pour ne pas susciter de résistance au sein du peuple suisse.

Le projet d’Armée XXI est accepté en votation populaire le 18 mai 2003.

2010: «Développement de l’armée» (DEVA)

Après l’«Armée 95» et l’Armée XXI, le Développement de l’armée (DEVA) est une nouvelle réorganisation de l’Armée suisse, initiée par le Rapport sur la politique de sécurité du 23 juin 2010 et le Rapport sur l’Armée du 1er octobre 2010.

La mise en œuvre du DEVA débute en 2018 et se termine le 31 décembre 2022. Ce projet a pour objectif «d’orienter l’armée vers l’avenir de manière moderne et flexible». Pour ce faire, il convient «d’augmenter la disponibilité, d’améliorer la formation des cadres et l’équipement et de renforcer l’ancrage régional de l’armée».

Le 2 juin 2023, le Conseil fédéral fait savoir dans un communiqué de presse qu’il tire un bilan positif du rapport final sur le Développement de l’armée (DEVA).

Le 6 juin 2023, l’Association des sociétés militaires suisses (ASM) constate au contraire «avec étonnement et irritation que le DEVA n’a de loin pas atteint ses objectifs dans ses domaines centraux que sont l’équipement complet et l’alimentation en personnel. Elle considère le rapport final comme insuffisant et décevant.»

2022: «Partnerships 360 Symposium»

Du 11 au 13 juillet 2022, le troisième «Symposium des partenariats de l’OTAN» a lieu sur sol suisse, à la «Maison de la Paix» (sic) à Genève. C’est la première fois qu’une telle rencontre est organisée dans un pays partenaire et pas dans un pays membre. Plus de 250 participants issus de 54 pays alliés ou partenaires, d’organisations internationales et non gouvernementales, de centres d’excellence et des commandements militaires de l’OTAN y prennent part.

Le 12 juillet, la secrétaire d’Etat Livia Leu donne le coup d’envoi du symposium aux côtés du secrétaire général adjoint de l’OTAN, Mircea Geoană, et du général Christian Badia, adjoint du commandant en chef du Commandement allié «Transformation» de l’OTAN. L’ambassadrice Pälvi Pulli, cheffe de la division Politique de sécurité du DDPS, et le commandant de corps Thomas Süssli, chef de l’Armée suisse, prennent également part au symposium.

Le thème de la manifestation est «Une seule OTAN»: sans aucun doute un pas de plus vers l’intégration de la Suisse dans cette alliance militaire.

2022: «Rapport complémentaire au Rapport sur la politique de sécurité 2021»

Le 7 septembre 2022, le Conseil fédéral publie un «Rapport complémentaire au Rapport sur la politique de sécurité 2021, sur les conséquences de la guerre en Ukraine». Dans ce document de 37 pages, il est constamment question de «coopération» et de «collaboration» – mais uniquement avec l’OTAN et l’UE.

Cependant, c’est en coopérant avec des forums multilatéraux et des pays tiers non occidentaux de toutes les régions du monde que nous pouvons faire preuve de notre neutralité vécue et réduire d’éventuelles menaces extérieures –

mais certainement pas en nous liant de plus en plus à une alliance belliciste!

2023:l. «Sky Shields Initiative» est un projet de l’OTAN

Les 6 et 7 juillet 2023, sur invitation de la conseillère fédérale Viola Amherd, cheffe du DDPS, a lieu à Berne une rencontre D-A-CH des ministres de la défense de l’Allemagne de l’Autriche et de la Suisse. Elle y signe une déclaration d’intention pour la participation à l’initiative European Sky Shields, avec laquelle l’OTAN entend développer une défense aérienne et antimissile intégrale dans toute l’Europe.

Pourquoi le public n’a-t-il été officiellement informé de cette déclaration commune que lors de la conférence de presse du 7 juillet, alors que ce document était déjà prêt depuis le 13 octobre 2022?

Conclusion

Au cours des dernières décennies, les démarches du Conseil fédéral, de son administration et du commandement de l’armée décrites ci-dessus ont conduit à un net affaiblissement de la souveraineté et de la neutralité suisses. Notre pays est ainsi devenu une proie facile pour le chantage politique et économique – y compris de la part des Etats-Unis. L'imbrication entre l'armée suisse et l'OTAN – en passant outre le Parlement et les citoyens – est un virage à 180 degrés de la politique de neutralité et de paix menée jusqu'à présent, laquelle a grandement contribué à la sécurité et à la stabilité de notre pays, y compris en période de tempête.

En affaiblissant et en décomposant le concept initial de neutralité, la Suisse met en péril sa réputation de partenaire fiable dans le soutien aux parties en conflit dans leur recherche d’une solution négociée. Ses «bons offices», qui jouaient jusqu’à présent un rôle clé dans la politique de paix de la Suisse, sont déjà moins demandés. La neutralité indispensable au travail du CICR est donc également menacée. Les affirmations du Département des Affaires étrangères, selon lesquelles la Suisse est malgré tout encore neutre, semblent moins crédibles.

Il est essentiel de retrouver une politique de neutralité crédible et fiable et de ne plus utiliser nos ressources pour des «intérêts étrangers», mais pour défendre l’indépendance de notre pays.

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