Industrialisation de l’agriculture par le «Great Food Reset»

Thomas Fazi (Photo UnHerd)

L’agriculture durable des petits paysans est détruite au niveau mondial

par Thomas Fazi,* Grande-Bretagne

(26 avril 2023) La France est à feu et à sang. Israël est en ébullition. L’Amérique est à la veille d’un second 6 janvier. Mais aux Pays-Bas, l’establishment politique est ébranlé par un tout autre type de protestation – une protestation qui, peut-être plus que toute autre qui fait rage aujourd’hui, menace de déstabiliser l’ordre mondial.

La victoire du «Mouvement paysan-citoyen» (BBB) lors des dernières élections provinciales du 15 mars est un résultat exceptionnel pour un parti anti-establishment créé il y a à peine plus de trois ans. Mais ce n’est pas non plus une période ordinaire.

Le Mouvement paysan-citoyen (BBB) est né des manifestations massives contre la proposition du gouvernement néerlandais de réduire de 50 % les émissions d’azote dans l’agriculture du pays d’ici 2030, un objectif qui vise à respecter les règles de l’Union européenne en matière de réduction des émissions. Alors que les grandes exploitations agricoles ont les moyens d’atteindre ces objectifs – en utilisant moins d’engrais azotés et en réduisant le nombre de leurs animaux – les petites exploitations, souvent familiales, seraient contraintes de vendre ou de fermer.

Selon un document fortement caviardé de la Commission européenne, c’est précisément l’objectif de la stratégie: «l’extensification de l’agriculture, notamment par le rachat ou l’abandon d’exploitations, dans le but de réduire le cheptel»; cela se ferait «dans un premier temps sur une base volontaire, mais des rachats forcés ne sont pas exclus, si nécessaires».1

Attaque contre l’existence des petits agriculteurs

Il n’est donc pas surprenant que ces plans aient déclenché des protestations massives de la part des agriculteurs, qui y voient une attaque directe contre leurs moyens de subsistance, et que le slogan du BBB – «No Farms, No Food» – ait eu un grand écho auprès des électeurs. Mais au-delà des inquiétudes sur l’impact de la mesure sur la sécurité alimentaire du pays et sur un mode de vie rural séculaire qui fait partie intégrante de l’identité nationale des Pays-Bas, la justification de cette mesure drastique est également discutable.

L’agriculture est actuellement responsable de près de la moitié des émissions de dioxyde de carbone du pays, alors que les Pays-Bas sont responsables de moins de 0,4% des émissions mondiales.2 Il n’est donc pas étonnant que de nombreux Néerlandais ne comprennent pas comment un rendement aussi faible peut justifier la transformation complète de l’agriculture du pays, déjà considérée comme l’une des plus durables au monde: au cours des deux dernières décennies, la dépendance à l’é gard de l’eau pour les cultures importantes a été réduite jusqu’à 90%,3 et l’utilisation de pesticides chimiques dans les serres a été presque totalement abandonnée.

Similaire au Sri Lanka

Les agriculteurs font également remarquer que les conséquences de la réduction de l’azote vont bien au-delà des Pays-Bas. Après tout, le pays est le plus grand exportateur de viande d’Europe et le deuxième exportateur agricole du monde, juste derrière les Etats-Unis4 – en d’autres termes, le plan entraînerait un effondrement des exportations de denrées alimentaires, à une époque où le monde est déjà confronté à une pénurie de nourriture et de ressources. Nous savons déjà à quoi cela pourrait ressembler.

Une interdiction similaire des engrais azotés a été appliquée l’année dernière au Sri Lanka, avec des conséquences catastrophiques: Elle a entraîné une pénurie alimentaire artificielle qui a plongé près de deux millions de Sri-Lankais dans la pauvreté et a provoqué une révolte qui a renversé le gouvernement.

Compte tenu du caractère irrationnel de cette politique, de nombreux agriculteurs contestataires estiment que la faute ne peut pas être simplement attribuée aux «élites vertes» urbaines qui dirigent actuellement le gouvernement néerlandais.5

Ils soupçonnent que l’une des raisons de cette mesure est d’exclure les petits agriculteurs du marché afin qu’ils puissent être rachetés par des géants multinationaux de l’agriculture qui ont compris l’immense valeur de ces terres – non seulement extrêmement fertiles,6 mais aussi stratégiquement situées avec un accès facile à la côte atlantique nord (Rotterdam étant le plus grand port d’Europe).

Ils soulignent également que le Premier ministre Rutte est un contributeur à l’agenda du Forum économique mondial, connu pour être dirigé par des entreprises,7 tandis que son ministre des Finances et son ministre des Affaires sociales et de l’Emploi sont également liés à cet organisme.

Quel est l’impact de l’Agenda 2030 de l’ONU sur les agriculteurs?

La lutte qui se déroule aux Pays-Bas semble faire partie d’un jeu beaucoup plus vaste visant à «réorganiser» le système alimentaire international. Des mesures similaires sont actuellement introduites ou envisagées dans plusieurs autres pays européens, dont la Belgique, l’Allemagne, l’Irlande et le Royaume-Uni (où le gouvernement encourage les agriculteurs traditionnels à quitter le secteur afin de libérer des terres pour de nouveaux agriculteurs «durables»).8

En tant que deuxième source d’é missions de gaz à effet de serre après le secteur de l’é nergie, l’agriculture s’est naturellement retrouvée dans le collimateur des partisans de la carboneutralité9 – c’est-à-dire pratiquement toutes les grandes organisations internationales et mondiales. La solution, dit-on, est une «agriculture durable» – l’un des 17 objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies, qui constituent leur «Agenda 2030».10

Ce thème figure désormais en tête de l’agenda mondial. Lors de la réunion du G20 à Bali en novembre dernier, il a été demandé d’accélérer la transition vers une agriculture durable et résiliente, ainsi que vers les systèmes alimentaires et les chaînes d’approvisionnement, «afin de garantir que les systèmes alimentaires contribuent mieux à l’adaptation au changement climatique et à son atténuation».11

Quelques jours plus tard, une initiative visant à «promouvoir une alimentation durable, résiliente au changement climatique et saine» a été lancée lors du Sommet annuel sur le climat COP 27 en Egypte.12 D’ici un an, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture prévoit de présenter une «feuille de route» pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans l’agriculture.

Une stratégie en toile de fond

La partie finale est évoquée dans plusieurs autres documents des Nations Unies:13 réduction de l’utilisation de l’azote et de l’élevage mondial, réduction de la consommation de viande et promotion de sources de protéines plus «durables» comme les produits végétaux ou cultivés en laboratoire, voire les insectes.14 Le Programme des Nations Unies pour l’environnement a par exemple déclaré que la consommation mondiale de viande et de lait devait être réduite de 50% d’ici 2050.15

D’autres organisations internationales et multilatérales ont présenté leurs propres plans de transformation du système alimentaire mondial. La stratégie «Farm to Fork» de l’UE vise à «accélérer la transition vers un système alimentaire durable».16

Dans son Plan d’action sur le changement climatique pour 2021–2025, la Banque mondiale déclare que 35% de l’ensemble des ressources financières de la Banque au cours de cette période seront consacrées à la transformation de l’agriculture et d’autres systèmes clés pour faire face au changement climatique.17

Outre ces organes intergouvernementaux et multilatéraux, un vaste réseau de «parties prenantes» se consacre aujourd’hui à l’«écologisation» de l’agriculture et de la production alimentaire – fondations privées, partenariats public-privé, organisations non gouvernementales (ONG) et entreprises.

«Reset the Table», un rapport de la Fondation Rockefeller publié en 2020,18 appelle à abandonner la «maximisation du rendement pour les actionnaires» au profit d’un «système plus équitable, axé sur des rendements et des avantages équitables pour toutes les parties prenantes». Cela peut sembler une bonne idée, jusqu’à ce que l’on considère que le «capitalisme des parties prenantes» est un concept fortement promu par le Forum économique mondial, qui représente les intérêts des plus grandes et des plus puissantes entreprises du monde.19

Rockefeller et Gates décident des paysans

La fondation Rockefeller entretient des liens très étroits avec le WEF qui, de son côté, encourage les agriculteurs à adopter des méthodes «respectueuses du climat» afin de réaliser «la transition vers des systèmes alimentaires respectueux de la nature d’ici 2030».20 Le WEF croit également fermement à la nécessité de réduire drastiquement l’élevage et la consommation de viande et de passer à des «protéines alternatives».21

L’organisation publique-privée la plus influente qui se consacre spécifiquement à la «transformation de notre système alimentaire mondial» est sans doute la Commission EAT-Lancet,22 qui s’inspire largement de l’approche «multipartite» de Davos. Celle-ci repose sur la prémisse selon laquelle l’élaboration des politiques mondiales devrait être confiée à un large éventail de «parties prenantes» non élues, telles que des institutions universitaires et des multinationales, travaillant main dans la main avec les gouvernements.

Ce réseau, cofondé par le Wellcome Trust, est composé d’organisations des Nations Unies, d’universités de renommée mondiale et d’entreprises telles que Google et Nestlé. La fondatrice et présidente de l’EAT, Gunhild Stordalen, une philanthrope norvégienne mariée à l’un des hommes les plus riches du pays, a décrit son intention d’organiser un «Davos de l’alimentation».23

Aucune justification scientifique des plans

Le travail de l’EAT a d’abord été soutenu par l’Organisation mondiale de la santé, mais en 2019, l’OMS a retiré son soutien après que Gian Lorenzo Cornado, ambassadeur d’Italie et représentant permanent auprès des Nations Unies à Genève, a remis en question le fondement scientifique du système alimentaire promu par l’EAT, qui se concentre sur la promotion des aliments végétaux et l’exclusion de la viande et d’autres aliments d’origine animale.24

Cornado a fait valoir qu’«un régime standard pour toute la planète», qui ne tient pas compte de l’âge, du sexe, de la santé et des habitudes alimentaires, «n’a aucune justification scientifique» et «signifierait la destruction de millénaires de régimes alimentaires traditionnels sains qui font pleinement partie du patrimoine culturel et de l’harmonie sociale de nombreuses nations».

Plus important encore, selon Cornado, le régime alimentaire recommandé par la Commission est «également déficient sur le plan nutritionnel et donc dangereux pour la santé humaine» et «entraînerait certainement une dépression économique, en particulier dans les pays en développement». Il a également exprimé la crainte que «la suppression totale ou presque des aliments d’origine animale» ne détruise l’élevage et de nombreuses autres activités liées à la production de viande et de produits laitiers.

Malgré ces inquiétudes, exprimées par un membre éminent du principal organisme de santé publique au monde et partagées par un réseau représentant 200 millions de petits exploitants dans 81 pays, l’EAT continue de jouer un rôle central dans les efforts mondiaux visant à transformer radicalement les systèmes alimentaires.25

Lors du Sommet des systèmes alimentaires des Nations Unies de 2021, issu d’un partenariat entre le WEF et le Secrétaire général des Nations Unies, Stordalen s’est vu confier un rôle de premier plan.

La sphère publique et la sphère privée s’estompent

Cet effacement total des frontières entre la sphère publique et la sphère privée dans le secteur agroalimentaire se produit également dans d’autres domaines – et Bill Gates se trouve quelque part au centre. Outre la santé, l’agriculture est la principale préoccupation de la Fondation Bill et Melinda Gates, qui finance plusieurs initiatives dont l’objectif déclaré est d’accroître la sécurité alimentaire et de promouvoir une agriculture durable, comme Gates Ag One, le CGIAR et l’Alliance pour une révolution verte en Afrique.

Cependant, des organisations de la société civile ont accusé la fondation d’utiliser son influence pour promouvoir les intérêts des multinationales dans le Sud mondial26 et de mettre en avant des solutions high-tech inefficaces (mais très rentables) qui ont largement échoué à augmenter la production alimentaire mondiale.27

Les activités agricoles «durables» de Gates ne se limitent pas non plus aux pays en développement. Gates a non seulement investi dans des entreprises de protéines végétales comme Beyond Meat et Impossible Foods, mais il a également acheté d’é normes quantités de terres agricoles aux Etats-Unis, devenant ainsi le plus grand propriétaire privé de terres agricoles du pays.28

Le problème avec la tendance mondialiste qu’il incarne est évident: en fin de compte, la petite et moyenne agriculture est plus durable que la grande agriculture industrielle, car elle est généralement associée à une plus grande biodiversité et à la protection des éléments du paysage.29

Les petites exploitations agricoles offrent également toute une série d’autres biens publics: elles contribuent au maintien de zones rurales et isolées vivantes, préservent les identités régionales et offrent des emplois dans des régions où les possibilités d’emploi sont moins nombreuses. Mais surtout, les petites exploitations nourrissent le monde. Une étude de 2017 a révélé que le «réseau alimentaire paysan» – le réseau diversifié de petits producteurs déconnectés de la grande agriculture – nourrit plus de la moitié de la population mondiale avec seulement 25% des ressources agricoles mondiales.30

Attaque contre l’agriculture traditionnelle durable

L’agriculture traditionnelle fait toutefois face à une attaque sans précédent. Les petits et moyens agriculteurs sont exposés à des conditions sociales et économiques dans lesquelles ils ne peuvent tout simplement pas survivre. Dans toute l’Europe et dans d’autres régions, les exploitations agricoles disparaissent à un rythme alarmant, ce qui profite aux oligarques de l’alimentation – tout cela au nom de la durabilité.31

A une époque où près d’un milliard de personnes dans le monde sont encore touchées par la faim,32 la leçon des agriculteurs néerlandais ne pourrait pas être plus urgente ni plus inspirante. Pour le moment du moins, il est encore temps de s’opposer au Great Food Reset.

* Thomas Fazi est un chroniqueur et traducteur de UnHerd.

Source: unHerd, https://unherd.com/2023/03/the-great-food-reset-has-begun, 28 mars 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://web.archive.org/web/20220429223927/https:/farmersdefenceforce.nl/wp-content/uploads/2022/04/20220429-1Flash-report-mtg-Cmr-SINKEVI%C4%8CIUS-with-NL-Minister-of-Agriculture-H.-Staghouwer-17012022-1_Redacted.pdf

2 https://ourworldindata.org/co2/country/netherlands

3 https://phab-conference.com/a-world-leader-in-agriculture/#:~:text=Nearly%20two%20decades%20ago%2C%20the,as%20much%20as%2090%20percent

4 https://www.nationalgeographic.com/magazine/article/holland-agriculture-sustainable-farming

5 https://twitter.com/EvaVlaar/status/1634644294182092801?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1634644294182092801%7Ctwgr%5Eb2a70a729e6acf50deb48eb408ac0784a93b9f28%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Fsteigan.no%2F2023%2F03%2Ftitusener-demonstrerte-i-nederland-mot-forsokene-pa-a-odelegge-landbruket%2F

6 https://www.wur.nl/en/Publication-details.htm?publicationId=publication-way-343435303834

7 https://unherd.com/2023/01/how-the-davos-elite-took-back-control/

8 https://www.agriland.co.uk/farming-news/lump-sum-exit-scheme-application-window-opens/

9 https://unherd.com/2022/09/the-great-net-zero-lie/

10 https://sdgs.un.org/2030agenda

11 https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/11/16/g20-bali-leaders-declaration/

12 https://cop27.eg/assets/files/initiatives/FAST-BR-01-EGY-10-22-EN.pdf

13 https://www.unep.org/news-and-stories/story/why-nitrogen-management-key-climate-change-mitigation

14 https://unherd.com/thepost/the-eu-officially-puts-bugs-on-the-menu/

15 https://twitter.com/UNEP/status/970923039402717184

16 https://food.ec.europa.eu/horizontal-topics/farm-fork-strategy_en

17 https://reliefweb.int/report/world/world-bank-group-climate-change-action-plan-2021-2025-supporting-green-resilient-and

18 https://www.rockefellerfoundation.org/wp-content/uploads/2020/07/RF_Reset-the-Table_SUMMARY_July-28_FINAL.pdf

19 https://unherd.com/2023/01/how-the-davos-elite-took-back-control/

20 https://www.weforum.org/communities/100-million-farmers

21 https://www3.weforum.org/docs/WEF_White_Paper_Roadmap_Protein.pdf

22 https://eatforum.org/eat-lancet-commission/

23 https://www.forbes.com/sites/eveturowpaul/2016/10/26/why-gunhild-stordalen-believes-food-entrepreneurs-will-change-the-world/?sh=50065f395474

24 https://www.bmj.com/content/365/bmj.l1700.full

25 https://viacampesina.org/en/wp-content/uploads/sites/2/2020/12/LVC-Position_EN_UN-Food-Summit_2020_LowRes3.pdf

26 https://www.globaljustice.org.uk/wp-content/uploads/2016/06/gjn_gates_report_june_2016_web_final_version_2.pdf

27 https://www.commondreams.org/views/2022/11/10/open-letter-bill-gates-food-farming-and-africa

28 https://www.theguardian.com/commentisfree/2021/apr/05/bill-gates-climate-crisis-farmland

29 https://sustainabilitycommunity.springernature.com/posts/are-small-farms-better#:~:text=Most%20of%20the%20world's%20farms,greenhouse%20gas%20emissions%20and%20profits.

30 https://www.etcgroup.org/content/who-will-feed-us-industrial-food-chain-vs-peasant-food-web

31 https://www.europarl.europa.eu/thinktank/en/document/EPRS_BRI(2022)733630

32 https://www.fao.org/newsroom/detail/un-report-global-hunger-SOFI-2022-FAO/en

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